À trois mois du procès des attentats du 13 novembre 2015, France Inter a suivi un émouvant face-à-face entre des survivants du Bataclan et des élèves d’une classe de terminale, au lycée Lucie-Aubrac de Courbevoie.
article et reportage par Sophie Parmentier publié sur le site franceinter.fr (le lien à suivre pour la version audio)
Le lycée Lucie-Aubrac de Courbevoie est un établissement ultra-moderne, bloc de pierre blanche et de verre, à l’ombre des tours de La Défense. Sur les pelouses extérieures, les élèves ont un air décontracté à la pause. Chaque pause est d’ailleurs annoncée par une sonnerie pop très réjouissante, bien loin des alarmes stridentes traditionnelles ; ici, la cloche qui sonne la fin d’un cours est un extrait de chanson. Une nouvelle chanson par jour. Ce vendredi-là, c’est sur un air de pop-rock que la professeure d’histoire-géographie et d’éducation civique présente les deux invités exceptionnels de son cours : Catherine Bertrand et Yann Lafolie, rescapés des attentats du 13 novembre 2015 , tous deux survivants du Bataclan.
Des bruits de pétards
Trente-cinq élèves d’une des classes de terminale sont venus assister à ce cours, faisant pour l’occasion une entorse à la demi-jauge et un break dans leurs révisions du baccalauréat. Ils se sont assis en cercle autour des deux rescapés du Bataclan, qui se mettent à raconter l’horreur qu’ils ont vécue le vendredi 13 novembre 2015, dans la salle de spectacle parisienne. « J’étais contente d’aller à ce concert des Eagles of Death Metal« , commence Catherine Bertrand, illustratrice et graphiste de 40 ans, longs cheveux bruns bouclés sur une petite robe bleue. « J’y suis allée avec un ami. Et comme j’étais fatiguée de ma semaine, et que j’avais mal au dos, on s’est assis au balcon« . Yann Lafolie, lui, était à l’entrée de la fosse, accoudé contre une petite rambarde, en compagnie de son amoureuse et de sa soeur. « On buvait un verre et au bout de quelques morceaux, j’ai entendu un bruit ». Un bruit qui leur a fait penser à des pétards.
Je me suis dit : est-ce que ça fait partie du spectacle ?
Yann Lafolie raconte comment il a alors tourné la tête et vu « un mec avec une arme, qui s’avère être une kalachnikov, j’avais jamais entendu parler de kalach« . Puis, il décrit « les dominos humains, les gens s’écroulent par terre, soit ils s’écroulent parce qu’ils ont été touchés et qu’ils ne sont malheureusement plus là aujourd’hui pour parler, soit ils s’écroulent parce qu’ils sont atterrés, qu’ils ont peur« .
Des gens « tombés comme des dominos »
Depuis le balcon, Catherine Bertrand elle aussi a vu « les gens tomber comme des dominos, les uns sur les autres« . À l’étage, elle voyait « les dégâts mais je ne comprenais pas l’origine du problème, on se demandait si c’était une blague, on avait du mal à réaliser ce qu’on voyait« . Puis, Catherine Bertrand et Yann Lafolie expliquent aux élèves comment chacun de leur côté, ils ont réussi à s’enfuir. Yann s’est sauvé avec sa compagne, Audrey, qui est devenue depuis son épouse. Dans sa fuite, il a réussi à porter et à secourir sa soeur, grièvement blessée à une jambe. Catherine Bertrand, elle, a couru dans les escaliers, puis par une porte de secours en échappant aux tirs. Tous deux sont rentrés chez eux au bout de cette nuit-là. Tous deux sains et saufs physiquement. Tous deux avec des stigmates invisibles, le syndrome du stress post-traumatique qu’ils subissent encore plus de cinq ans après.
Yann Lafolie et Catherine Bertrand témoignent avec des mots simples, sans pathos. Et les élèves les écoutent avec la plus grande attention. D’autant que certains avaient déjà échangé, à travers des lettres, dans le cadre d’un travail épistolaire mené par la professeure d’histoire-géo. Catherine Bertrand a pris des notes sur tout ce que les élèves lui avaient écrit et demandé, par courrier. Et elle leur répond de vive voix, leur explique comment elle s’est reconstruite, comment elle a surmonté son traumatisme, notamment « à travers l’humour« , dans une bande dessinée intitulée « Chroniques d’une survivante », parue aux éditions de La Marinière. Catherine Bertrand y a représenté son traumatisme à travers un boulet, qui lui colle à la peau depuis le 13 novembre 2015, mais se fait de plus en plus léger. « J’essaye de tourner ça un peu en dérision. Il y a toujours pire, j’aurais très bien pu avoir une jambe en moins, ou une personne décédée autour de moi. Cela n’a pas été le cas, donc je me sens chanceuse aussi d’être en vie, et cette deuxième vie qu’on m’offre, je veux la vivre à mille pour-cent en fait !« , s’exclame-t-elle, le regard pétillant.
« Un visage d’ange »
Et les élèves ont encore des dizaines de questions. « Ils disaient quoi dans le Bataclan les terroristes ? » demande l’une. « Moi j’ai entendu qu’ils disaient : ‘C’est pour ce que vous faites en Syrie !‘ », répond Yann, qui essaye d’être le plus pédagogue possible. « Et ils étaient habillés comment ? » s’enquiert la même lycéenne. « En jogging », explique Yann Lafolie. « Ah bon ?« , le coupe-t-elle, stupéfaite que les terroristes n’aient pas été tout de noirs vêtus, « comme les images à la télé« . « Et ils avaient même pas une cagoule ? », s’exclame-t-elle encore. « Non, et le mec que j’ai vu avait un visage d’ange, il était très beau, et n’exprimait aucune émotion en tirant« , poursuit Yann Lafolie. D’autres élèves lui demandent s’il en veut à quelqu’un ? À la sécurité du Bataclan ? Yann Lafolie explique que le responsable de la sécurité, Didi, est précisément revenu dans la salle pour ouvrir à ses risques et périls des issues de secours, et que c’est grâce à ce vigile héroïque qu’il peut témoigner aujourd’hui au lycée Lucie-Aubrac.
Témoigner et prévenir la radicalisation
La cloche de la fin du cours sonne. Les élèves sont scotchés à leurs chaises, peu pressés de partir, beaucoup semblent interloqués. « Pour moi, c’était vraiment des symboles d’espoir et de force. Ils ont traversé vraiment le pire, et on peut se relever de tout, c’est ce que j’ai compris », réagit une jeune fille. « Et les avoir devant nous, on se rend compte que c’est bien réel, c’est des vrais gens qui ont eu leur vie bouleversée par le terrorisme, on a senti que c’était vrai quoi !« , enchaîne sa copine. L’AFVT, l’association française des victimes du terrorisme, qui a organisé cette rencontre avec la professeure d’histoire-géo, est satisfaite de cet échange si riche. « Nous avons plusieurs objectifs, d’une part de pouvoir discuter du terrorisme comme d’un événement qui peut arriver et contre lequel nous avons nous aussi des armes, des armes douces, la parole et la réflexion« , explique Chantal Anglade, professeure de lettres détachée pour l’AFVT. « Et d’autre part, il y a une dimension qui est la prévention de la radicalisation« .
Cette année scolaire, « une trentaine de victimes du terrorisme ont témoigné dans des collèges et des lycées », précise Delphine Allenbach, elle aussi, enseignante engagée auprès de l’AFVT. Chaque rencontre semble précieuse, autant pour les élèves que pour les victimes. « Je vois en vous beaucoup d’énergie, d’espoir, de motivation, et moi, ça me fait me sentir bien aussi. Moi, j’ai besoin de transmettre et je me suis toujours dit qu’il fallait que je transforme cela, l’après-Bataclan, en positif« , conclut Catherine Bertrand, souriant timidement, entourée d’élèves qui la remercient. Et qui lui disent qu’ils ne l’oublieront pas.