Dans «Il n’y a pas de grand remplacement», le démographe Hervé Le Bras démonte les fausses démonstrations des défenseurs de la théorie d’extrême droite.
article par Nicolas Lebourg oublié sur le site slate.fr le 16 03 2022
Que peut faire un honnête homme face à la répétition permanente d’une contre-vérité? Hervé Le Bras, démographe, a choisi de répondre par la raison et des démonstrations aux torrents de dénonciation d’un «grand remplacement» qui submergerait la France. Son ouvrage Il n’y a pas de grand remplacement (éditions Grasset) n’évite aucun des arguments dont nous sommes noyés depuis des mois. Mais il y répond sur des bases rationnelles.
Certes, l’entreprise ne saurait convaincre celles et ceux qui se sont bunkérisés dans une vision raciale assiégée. Mais on ne saurait désespérer totalement de nos concitoyens, et comme certains d’entre eux sont manifestement titillés par cette idée qu’une rue cosmopolite suffirait à démontrer qu’un peuple et une civilisation se substituent à d’autres, il n’est pas une mauvaise idée de leur proposer de rationaliser les choses. Sans blabla moralisateur, le livre est bien celui d’un chercheur en sciences sociales confrontant des arguments de propagande à des données empiriquement fondées.
Débunker les fausses démonstrations
D’abord, il y a bien sûr le débunkage. Ceux qui avaient entendu en 2006 Philippe de Villiers (aujourd’hui participant de la campagne d’Éric Zemmour) prétendre qu’un «plan secret» de l’Organisation des Nations unies prévoyait l’entrée en France de «800.000 immigrés par an entre 2020 et 2040» pourront se rassurer. Le rapport de l’ONU soi-disant cité exposait en fait qu’il faudrait 23.600 migrants par an, soit 472.000 personnes au total et non 16 millions –voilà qui sera effectivement plus facile à assimiler.
Le démographe le rappelle: Renaud Camus récuse l’usage des statistiques et des sciences sociales, considérant que c’est notre regard porté sur notre environnement qui suffirait à nous démontrer l’africanisation de notre société. Il est vrai que l’affirmation d’un monopole d’une vision du réel est courante chez les militants, l’idéologie étant faite pour se substituer à la réalité. Nonobstant, il arrive à Renaud Camus de vouloir donner une perspective à une donnée statistique. Ainsi, quand il objecte que les migrants représentent 0,05% de la population européenne et que «0,05% constamment renouvelés et s’accumulant font vite des proportions considérables», l’auteur fort à raison répond que les mathématiques indiquent sans conteste que cela représente 1% en vingt ans et 5% en un siècle…
Hervé Le Bras propose aussi de débunker les prophéties d’hier. Il revient sur le fameux dossier publié par le Figaro Magazine en 1985 «Serons-nous encore français dans 30 ans?». Le texte était l’œuvre de Jean Raspail, romancier encensé tant par Marine Le Pen que par Steve Bannon et auquel Le Grand remplacement de Renaud Camus est dédié –en compagnie d’Enoch Powell, homme politique britannique célèbre pour son discours prononcé en 1968 sur «les fleuves de sang» auxquels devrait aboutir l’immigration extra-européenne, traduit et diffusé aujourd’hui par l’éditeur de Renaud Camus.
Dans ce dossier du Figaro Magazine, les statistiques n’étaient pas rejetées, bien au contraire: des projections étaient faites pour démontrer que, sans changement de politique d’immigration, la France serait ethniquement africaine et culturellement musulmane. Le dossier qui fit le buzz prévoyait une France de 2015 comportant 7,9 millions d’étrangers extra-européens et 48 millions de personnes de «souche européenne». Le taux était d’autant plus grand que les premiers étaient censés représenter 43% des naissances annuelles. Or, le démographe nous fournit les chiffres de 2015. Les étrangers extra-européens? 2,7 millions, soit cinq fois moins. Les non-étrangers ou étrangers d’origine européenne? 62 millions, soit 29% de plus que prévu. Les naissances d’origine extra-européenne? 6,5% contre les 43% annoncés….
Le tour ainsi fait des marchands de peur démographique ne laisse que miettes de leurs démonstrations. Acheter un livre ou un journal vendant les affres du «grand remplacement» en marche est à l’évidence prendre un ticket de cinéma pour un film d’horreur: on est heureux de payer pour se faire peur, mais tout n’est qu’artifice.
Regarder la démographie en face
Si le débunkage est salutaire, il ne saurait suffire. D’autant plus que l’ouvrage est l’occasion d’apprendre mille choses sur les réalités démographiques actuelles, ou sur les méthodologies avec lesquelles on les appréhende.
Selon le recensement 2020 de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), parmi les 67,8 millions que nous sommes en France, 4,2 millions sont des immigrés venus d’Afrique et d’Asie. La dynamique est stable, avec un accroissement annuel de 97.000 personnes depuis 2017. Bien sûr, ceux qui pensent qu’il y a des «Français de papier» objecteront que ces personnes feront des enfants ethniquement non-européens en France, des «secondes générations». En 2019, l’Insee a établi le nombre de nos concitoyens issus de la migration: 3,5 millions descendent de migrants africains et un million d’asiatiques.
La surfécondité des ethnies extra-européennes est d’autant plus une chimère que la nuptialité s’avère bien moins ségréguée que ce que projettent beaucoup. Ainsi, le total des naissances en 2020 comporte-t-il à peu près autant d’enfants nés de deux parents eux-mêmes nés à l’extérieur de l’Union européenne (15%) que d’un parent né en France et d’un parent extra-européen (13%).
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Les entrées en France sont également plus modestes qu’on ne le dit: si Éric Zemmour avance que 400.000 personnes sont rentrées en France annuellement depuis le début du quinquennat qui s’achève, le chiffrage s’avère compris entre 250 et 275.000 par an. Il faut retrancher de ce nombre de «remplaçants» potentiels environ 74.000 personnes membres de l’Union européenne. En outre, nombre d’entrées ne sont pas faites pour un séjour permanent: 184.000 personnes ont séjourné plus d’un an. C’est là un point d’importance, tant la confusion a été faite par exemple lors de la crise des réfugiés de 2015 entre la venue et l’installation permanente, avec pour argument qu’accueillir les réfugiés revenait à provoquer une déstabilisation structurelle de la population.
Pour démonter un autre argument des tenants de l’idée du «grand remplacement», Hervé Le Bras souligne l’effet des concentrations urbaines. La proportion d’immigrés extra-européens dépasse les 60% de la population des 25-54 ans dans certains quartiers de Seine-Saint-Denis où ils n’en représentaient que 40% il y a vingt ans. La question de tels zonages relève bien de l’ingénierie sociale et non du problème racial.
Comprendre l’effet politique
Demeure une question: pourquoi une angoisse, dont il est démontré qu’elle peut être rationalisée comme étant excessive eu égard à la réalité empirique, peut-elle connaître un tel succès dans notre pays? L’auteur ouvre une piste, en remontant au traumatisme de l’invasion allemande de 1870. C’est là un angle original de réflexion. Un documentaire dédié à l’histoire de la diffusion du thème du «grand Remplacement», auquel a participé Hervé Le Bras et qui sera diffusé le 4 avril prochain sur la chaîne de télévision LCP, propose d’autres perspectives. Si le débat sur la rationalité du thème est liquidé par les sciences sociales, comme le montre cet ouvrage, la nécessité de comprendre la production des tensions inter-ethniques dans la société française réclame en effet encore et encore un effort d’approfondissement.
À cet égard, le ton très offensif de la campagne d’Éric Zemmour depuis cet automne aura eu des effets inattendus. Le désir d’y répondre et de comprendre cet embrasement de l’espace public aura amené au succès du livre de l’historien Laurent Joly, La falsification de l’Histoire. L’ouvrage d’Hervé Le Bras représente le même processus: réponse à une falsification de la démographie, il permet à ses lecteurs de finir en connaissant mieux les travaux à ce sujet. Ce serait là un plaisant paradoxe que la campagne d’Éric Zemmour permette de mieux diffuser et faire connaître les réalités historiques et démographiques auxquelles elle s’attaque.