Faits alternatifs, régime de la post-vérité, production de l’ignorance suscitent de nombreuses études. Mais est-ce l’indice d’une prolifération du phénomène ou d’un souci croissant d’en dénoncer les dérives et la menace ?
chronique de Jacques Munier pour le journal des idées diffusée sur France Culture, le 27 11 2018
La plupart des analyses adoptent en effet une démarche généalogique, qui vise à situer notre actualité dans la continuité de l’histoire : fausses nouvelles, rumeurs, canulars, distorsion des faits ont toujours existé, même si internet et les réseaux sociaux leur ont offert une formidable caisse de résonnance. Reste que le discrédit porté sur la vérité comme horizon commun, et base minimale de toute « éthique de la discussion », est sans doute plus difficile à admettre à notre époque ultra informée où chacun dispose des moyens de vérifier, recouper, identifier les sources d’une information.
Une société de la défiance
Dans Le Monde Samuel Laurent rend compte de deux livres qui pointent l’avènement d’une « société de la défiance » : Post-vérité. Guide de survie à l’ère des fake news (Plein Jour) de Matthew d’Ancona, éditorialiste au Guardian, et Obsession. Dans les coulisses du récit complotiste (Inculte) de Marie Peltier, historienne et chercheuse belge. Le premier évoque justement la « surinformation qui entraîne, à la fois, une confusion entre information et divertissement, mais aussi une faible propension à vérifier ce torrent de données qui se déverse de nos smartphones ». Marie Peltier analyse quant à elle « les nouveaux ressorts de l’ère de la défiance, de la rhétorique « antisystème » à l’identitarisme ; et la manière dont ils structurent le débat public ». Notamment sur des sujets comme l’islam, la laïcité ou le sionisme, là où « l’extrême polarisation du débat en vient à le rendre stérile par un récit préfabriqué dont les étapes, voire les acteurs et leurs postures, sont déjà connues à l’avance. Lorsqu’elles ne sont pas directement assignées d’office en fonction de la situation du locuteur. » Ce qui a pour effet d’annuler toute forme de discussion argumentée au profit de la seule disqualification de l’interlocuteur.
Post-vérité et réseaux sociaux
Le mensuel Books consacre un dossier à l’emprise des croyances. Robert Darnton fait la critique de trois ouvrages récents, inédits en français, qui adoptent également une perspective historique et culturelle pour analyser l’époque des fake news aux Etats-Unis, soit par le fanatisme religieux depuis les Pères pèlerins, soit par « le racisme foncier de la culture populaire américaine ». Le spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de la France des Lumières évoque notamment le livre de Lee McIntyre, chercheur au Centre de philosophie et d’histoire des sciences à l’université de Boston, intitulé Post-vérité. Par là, son auteur désigne « la conviction qu’une idée est vraie en dépit de l’évidence du contraire fourni par des faits vérifiables et le témoignage d’experts qui ont étudié le sujet ». Abordant ce thème sous l’angle de l’histoire des sciences – ou, plutôt, du « déni de science » orchestré de longue date par les cigarettiers ou les industriels de l’amiante, par exemple – le chercheur insiste sur le rôle des réseaux sociaux. « 44 % de la population adulte s’informe sur Facebook (62 % sur les réseaux sociaux en général) » avec « des algorithmes qui nous alimentent en informations susceptibles de nous intéresser.
Résultat, nous vivons de plus en plus dans des « silos d’information », avec des nouvelles provenant « de circuits personnalisés qui connectent des « amis » et des consommateurs de même profil.
Cessant « d’être exposés aux faits qui ne cadrent pas avec nos idées préconçues, nous devenons une proie facile pour les hackers qui utilisent des pièges à clics pour nous faire ingurgiter des informations favorisant tel ou tel candidat ou intérêt économique ».
« Storytelling », le discrédit de la parole publique
Sur le site d’information et d’analyse critique AOC, Christian Salmon met en perspective la pratique devenue hégémonique du storytelling, une notion qu’il a introduite en France, avec le discrédit de la parole publique qui est à l’origine de l’ère du soupçon. L’art du récit, ou de la fable qu’on raconte à la foule sentimentale, « est devenu en une décennie la clef des discours politiques, un cliché du décryptage médiatique, le nouveau credo du marketing, une boussole pour naviguer sur les réseaux sociaux… » Le néo-management a érigé le storytelling en méthode de communication pour « faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement ». Aujourd’hui, l’accélération et la volatilité des échanges sur les réseaux sociaux, « la multiplication des guérillas narratives à tout propos » créent les conditions et l’environnement nécessaire d’une « agonistique fondée sur la provocation, la transgression, la surenchère, bref une culture du clash qui consiste à asseoir la crédibilité de son discours sur le discrédit du « système », à spéculer à la baisse sur le discrédit général et à en aggraver les effets ». Dans Les Origines du totalitarisme Hannah Arendt avait déjà décrit le phénomène.
Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus.
Par Jacques Munier