A Sainte-Foy-la-Grande, en Gironde, des habitants se sont mobilisés pour créer un lieu de vie unique, devenu au fil des années le cœur de cette ville, oubliée de la lointaine métropole de Bordeaux. Un engagement citoyen, porté par des valeurs d’entraide et de solidarité. Ils nous expliquent leurs valeurs et leurs doutes à l’occasion de la campagne de l’élection présidentielle
article par Maïté Koda publié sur le site france3-regions.francetvinfo.fr; le 21 02 2022
C’est un grand bâtiment légèrement décrépi en plein cœur de Sainte-Foy la Grande. Derrière sa façade, vitrée au rez-de-chaussée, s’affichent une collection de vêtements colorés d’un côté, des tables de bouquins de l’autre. A la fois librairie, café associatif, espace d’expositions, point d’échange avec des écrivains publics, ou de valorisation des métiers d’arts… à en croire le panneau installé à l’entrée, les fonctions de ce lieu unique, dénommé Cœur de Bastide, sont multiples.
Berceau d’Elisée Reclus
Nous sommes en plein centre de Sainte-Foy la Grande, petite commune du Libournais de 2 600 habitants, toute proche de la
Dordogne. Située à une heure vingt de Bordeaux et trente minutes de Bergerac, qui a conservé de nombreux bâtiments de l’époque médiévale, fut un temps un haut lieu du transport fluvial. Elle devient par la suite le berceau d’Elisée Reclus, à la fois géographe, poète, écologiste, communard et anarchiste du XIXè.
Aujourd’hui, la bastide, qui jouxte les plus prestigieux vignobles, est l’une des villes les plus pauvres d’Aquitaine : en 2019, 46% de ses habitants vivaient avec moins de 1102 euros par mois.
C’est donc dans cette commune excentrée et oubliée des grandes villes, qu’est né projet de ses habitants, à la fois simple et extrêmement complexe : créer une structure qui répondrait à leurs attentes.
Appel à projets et engagement citoyen
Le déclic s’est fait en 2012. Un hypermarché Leclerc s’installe à Pineuilh, la ville voisine. L’arrivée du géant de la grande distribution inquiète les habitants, soucieux de l’avenir des commerces du centre-ville. Au même moment, Patricia Juthiaud et son mari Marc Sahraoui, natifs de la commune et employés par l’Union européenne, s’approchent de l’âge de la retraite.
Le couple a œuvré pendant sa jeunesse sur Radio Esgourde, une radio locale : « tout le monde nous connaissait ! » se souvient Patricia, tout sourire derrière le bar du café associatif. Une popularité qui ne fera pas défaut au fil des ans.
Quand les néo-retraités décident de s’investir pour leur commune, ils se posent la question : que souhaitent réellement les habitants de Sainte-Foy ?
Il suffit de leur demander. Le couple lance un appel à projets et reçoit rapidement une quarantaine de propositions : accompagnement de jeunes sur des services civiques, opération de fleurissement de la ville, mise en place d’une brocante mensuelle ou encore la création d’un festival autour des sciences humaines, nommé d’après Elisée Reclus. « On a alors décidé de monter une association, et c’est ainsi que Coeur de Bastide est né », résume Patricia Juthiaud, qui assure que dès la première année, 36 projets ont été montés.
Une association forte de 400 membres
L’association se cherche un lieu pérenne. « On s’est dit, on va acheter un bâtiment, puisqu’ici c’est pas cher! Mais l’association était trop jeune pour franchir le pas, on a dû monter une SCI ».
En moins d’une semaine, vingt-et-une familles sont volontaires pour acheter le bâtiment sur trois niveaux, 789 mètres carrés au total. Prix de l’opération 120 000 euros. Sa réfection nécessitera 4 000 heures de bénévolat.
Aujourd’hui, le bâtiment est devenu le cœur de la ville. Ses fonctions ne cessent de se démultiplier. Le lieu devient également
centre culturel et social, maison des associations, tiers lieu, campus numérique pour les étudiants éloignés de leur université, espace d’accueil pour les artisans… L’association, qui compte aujourd’hui 400 membres, dispose d’un budget de 180 000 euros.
Dès l’entrée, l’accueil se fait avec le sourire. « C’est très important pour nous, insiste Patricia. Tout le monde doit être bien accueilli. Les gens doivent pouvoir venir et déposer leurs soucis à l’entrée ». Un rôle social primordial pour Patricia, surnommée Mâme, ou Patou par les habitués. « On ne travaille que sur l’humain ici ».
C’est important que les citoyens se prennent en charge. Et nous, on essaie toujours de rendre les gens les plus autonomes possibles, de leur fournir le plus d’informations possibles, pour qu’ils puissent avoir le choix. Patricia Juthiaud, administratrice de Cœur de Bastide
Si elle ne se positionne pas ouvertement sur le plan politique, Patricia Juthiaud affiche des valeurs ancrées à gauche, ce qui a pu lui valoir quelques inimitiés. « Les relations étaient très tendues avec l’ancienne municipalité. On nous a même qualifiés d’islamo-gauchistes ! »
Depuis 2020, son époux est élu dans l’équipe de la maire socialiste de Sainte-Foy. Patricia, elle, trouve « tout cela compliqué ».
« J’ai travaillé toute ma vie avec des gens de droite comme de gauche, et j’en connais des stupides et d’autres extrêmement intelligents dans les deux camps! « , note-t-elle.
« La politique, c’est des engagements, des actions et travailler sur un bien commun. Et aujourd’hui je ne vois personne porteur de ces valeurs », poursuit-elle avant de regretter la « violence et la partialité » des propos de nombreux candidats.
Ecrivain public
Alors que Patricia se livre, une petite dizaine de personnes patiente pour rencontrer un écrivain public. Un travail qui occupe neuf écrivains bénévoles et un salarié. Cette activité, la plus grosse de l’association, correspond à une demande des habitants de Sainte-Foy et du pays foyen, précise Youssef. Mauritanien, âgé de 27 ans, il est le responsable de l’équipe.
Lorsqu’on a commencé, on pensait traiter cinq dossiers par semaine. Au final, on en a 150.Youssef Semane , écrivain public
« J’ai toujours travaillé comme ça »
Arrivé en France il y a un peu plus de trois ans, Youssef s’exprime dans un français irréprochable, mais maîtrise également l’espagnol, le pular, parlé dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, le hassania, un dialecte arabe, et même l’arabe littéraire. Des atouts précieux dans un territoire où les étrangers constituent plus de 20% de la population.
Avec son équipe, Youssef traite gratuitement les demandes de nationalité française, de retraite, d’allocation au chômage, les ouvertures de droits auprès de l’Assurance maladie... »On a aussi beaucoup de Français nés en France, qui parlent français parfaitement mais ne parviennent pas à l’écrire, ni à remplir les dossiers », détaille le jeune homme. Lui-même est arrivé en tant que bénévole auprès de cœur de Bastide, avant de choisir de se former aux démarches administratives.
« Chaque jour, on fait face à de nouvelles situations. Il faut apprendre les articles de loi, vérifier dans le code pénal, appeler les différents organismes, se déplacer... », détaille-t-il. Un travail minutieux, avec pour objectif d’aller jusqu’au bout du dossier, quel que soit sa complexité. « Si je refuse un dossier, je sais que personne, ne va le traiter ». Une implication qui sonne comme une évidence. « Moi j’ai toujours travaillé comme ça. Quand je suis arrivé à Cœur de Bastide, ils m’ont montré qu’eux aussi, c’était leur manière de fonctionner. »
Souvent, je vois dans le regard des gens, qui connaissent déjà énormément de difficultés, qu’ils ont placé tous leurs espoirs en moi. Je me dois de résoudre leurs problèmes. Youssef Semane, écrivain public
Entraide et solidarité
Youssef a également trouvé le temps de monter une association La jeunesse Foyenne. Ensemble, ils créent un potager, cultivé par les enfants et récolté par les parents, fleurissent la commune, ou organisent des matches de foot.
N’ayant pas la nationalité française, Youssef ne votera pas en avril 2022. Ce qui ne l’empêche pas de suivre « tous les jours », la campagne pour la présidentielle. Pour lui, le candidat idéal devrait « rassembler les Français autour de la solidarité« . « C’est la seule chose qui nous rassemble, nous avons vraiment besoin de nous entraider, entre nous pour avancer ». Des valeurs qu’il retrouve dans le programme de Jean-Luc Mélenchon. En 2017, le représentant de la France insoumise était arrivé troisième au premier tour dans la commune avec près de 21% des suffrages, devancé par Emmanuel Macron et François Fillon.
« On entend dire parfois qu’il prend la grosse tête, qu’il se met trop en avant… Ça m’est égal. Ce qui m’intéresse c’est son programme, et je trouve qu’il y a beaucoup d’humanité dedans. Pour l’instant, c’est celui que je préfère« .
Campus connecté
A l’étage du bâtiment, Cécile Rousseau, 32 ans est la tutrice du campus connecté. A charge pour elle d’organiser le planning, d’accompagner les quatre premiers étudiants du campus et d’échanger avec le réseau des campus connectés de France (6 en Nouvelle Aquitaine, 89 à l’échelle nationale).
Sur place, les étudiants ont accès à des ordinateurs et une bibliothèque numérique, peuvent suivre les cours de leur université ou réviser dans une salle dédiée. « Ce lieu a été créé pour les habitants de Sainte-Foy ou les environs. Pour ceux qui n’ont pas les moyens de se loger dans une ville universitaire, ou encore, qui souffrent de phobie scolaire… « .
Sans jamais se départir de son sourire, Cécile raconte, elle aussi, son arrivée à l’association en tant que bénéficiaire, après des études en ingénierie puis en œnologie, et de longs séjours à l’étranger. « Mon mari est argentin, et à notre retour en France, nous avions énormément de papiers administratifs à faire« . « L’équipe savait que j’étais en recherche d’emploi, et souhaitait monter ce campus. J’ai commencé en septembre 2021″, résume-t-elle.
Parmi eux, Bienvenue, 31 ans, ancien conseiller clientèle et étudiant en Administration économique et sociale à l’université de Besançon, et Milo, 18 ans, inscrit en 1ere année d’Anglais à l’université de Toulouse.
Le pari n’est pas simple. Le télétravail, la crise sanitaire, les difficultés financières émoussent parfois la motivation des élèves. Cécile organise néanmoins chaque semaine une sortie de groupe, la dernière était une visite (en anglais) d’un château viticole, afin de renforcer à la fois les liens et les envies. Elle envisage également la création d’un service civique « qui leur permettrait de travailler une vingtaine d’heures au sein de l’association, pour un salaire de 600 euros ». Le mari de Cécile, architecte, travaille désormais à Sigoulès en Dordogne, et revient suivre des cours de français à Cœur de Bastide. « Parfois lorsque je suis confrontée aux difficultés d’intégration des personnes étrangères, quand ils m’évoquent leur sentiment d’exclusion, la barrière de la langue, ou la difficulté d’être loin de leurs proches, je retrouve beaucoup de choses qu’il a pu vivre ».
« Ce travail, cet engagement, a beaucoup de sens pour moi, j’ai vraiment envie d’aider », précise la jeune femme, qui n’envisage
pas forcément de traduire cet engagement dans les urnes. « Je suis la campagne de loin. Mais je vois surtout beaucoup de buzz, ce n’est pas comme ça que je conçois la politique. Elle devrait être beaucoup plus proche des habitants. Je ne vois personne qui correspond à mes attentes ».
Cette vision de la politique ne me convient plus. Et on n’a pas forcément besoin de ça pour agir, et mettre en place des projets qui nous portent, qui ont une véritable utilité.
L’étonnant candidat aux élections
A l’inverse, Ritchy Thibault, lui, envisage de porter ses valeurs sur le terrain politique. Ce lycéen de 17 ans seulement, scolarisé en classe de Terminale, est candidat aux élections législatives dans la 10e circonscription de Gironde.
Habitant de Pineuilh, c’est un habitué de Cœur de Bastide, dont il apprécie « la dimension politique, au sens noble, c’est-à-dire au cœur de la citoyenneté, avec de l’entraide et qui permet l’émancipation des individus« .
La politique, Ritchie n’a pourtant pas baigné dedans. Issu d’une famille tzigane, avec des parents « qui n’évoquaient jamais le sujet et n’ont jamais voté« , il l’a découverte à l’âge de 14 ans, sur le rond-point de Pineuilh. Nous sommes alors en 2018, et le lieu constitue un point fort de mobilisation pour les Gilets jaunes du pays Foyen, qui l’occupent pendant plus de deux ans.
Ce merveilleux mouvement populaire m’a fait vibrer. Je m’y suis retrouvé, il y avait 500 personnes, issues de tous les milieux, de tout âge. J’y allais tous les jours, c’est là que je me suis formé. Ritchy Thibault, lycéen et candidat aux élections législatives
Un apprentissage de terrain, accompagné d’une sensibilisation aux luttes sociales et écologiques, et complété par des lectures. Juan Branco et évidemment, Elisée Reclus, s’invitent dans la bibliothèque de l’adolescent, qui désire désormais « apporter de la pluralité au débat politique« .
« Ça peut avoir de la valeur que de voir un jeune qui aura tout juste 18 ans au moment de l’échéance, qui vient d’un milieu où on ne fait pas de politique, se porter candidat. C’est un peu une claque au vieux monde« .
Assemblée citoyenne
« Je ne suis pas là pour présenter un programme ou promettre quoique ce soit. Je veux juste renverser le schéma du mandat législatif », poursuit le jeune candidat, qui avance son unique proposition : mettre en place une assemblée citoyenne sur sa
circonscription, animée par une « charte éthique, sociale et écologique ».
Une assemblée qui serait ensuite amenée à se prononcer sur les différents textes de loi soumis au vote du député, et à émettre, elle-même des propositions de lois.
Le lycéen, qui a choisi Patricia Juthiaud comme suppléante, se dit lui aussi dépité par les débats politiques actuels. « Les candidats et leurs soutiens viennent en plateau pour être interrogés sur Mila ou sur les propos de Gims… «
Les gens en ont marre d’être pris pour des clowns. C’est pour ça qu’on a des taux d’abstention qui ne cessent d’augmenter. Richie Thibault
Parce qu’il n’aura pas 18 ans au 10 avril, Ritchy ne votera pas à l’élection présidentielle. De toute façon, personne n’a remporté son adhésion.
S’il l’avait pu, il aurait « sûrement pris un bulletin blanc sur lequel j’aurais inscrit que je voterai pour les bonnes idées » sourit-il. Déjà, son engagement commence à porter ses fruits : après avoir longuement échangé avec lui sur le sujet, ses parents se sont inscrits, pour la première fois, sur les listes électorales.
En dépit de cet engagement citoyen particulièrement marqué, difficile de prédire le taux de participation des habitants de la commune à moins de deux mois de l’échéance. En 2017, au premier tour, 30,54% des électeurs foyens s’étaient abstenus de glisser le moindre bulletin dans une urne.
Cet article a été publié dans le cadre de l’opération Ma France2022, en partenariat entre France 3 et France Bleu.