Juifs et musulmans célèbrent le bicentenaire du « Pourim de Sarajevo »

L’histoire méconnue du « Pourim de Sarajevo »est vieille de deux siècles : en 1819, des musulmans se sont soulevés contre un gouverneur ottoman qui avait menacé de tuer l’élite de la communauté juive de la ville.

article de l’Agence France Presse relayé par le site  lemuslimpost.fr, le 08 11 2019

Pour marquer le bicentenaire de cette « délivrance miraculeuse », les communautés juive et musulmane de Bosnie ont organisé cette semaine une conférence sur ce « Pourim de Sarajevo », à leurs yeux un événement qui s’inscrit dans un « modèle de coexistence » des deux communautés.

Dans la tradition juive, Pourim est une fête qui est célébrée chaque année au mois d’Adar du calendrier hébraïque (fin de l’hiver/début du printemps). Elle commémore la délivrance des juifs menacés d’un massacre sous l’empire perse, selon la Bible.

A Sarajevo, la petite communauté juive fête aussi son propre Pourim, en octobre.

« L’exemple de Sarajevo et de la Bosnie-Herzégovine peut servir de modèle pour une vie normale et commune entre juifs et musulmans », a déclaré lors de la conférence Jakob Finci, président de la communauté juive de Bosnie.

Expulsés d’Espagne en 1492, les juifs séfarades avaient trouvé refuge à Sarajevo, sous tutelle ottomane. Avec 12.500 personnes, ils représentaient 15 à 20% de sa population avant la Seconde guerre mondiale.

Mais la ville fut alors soumise aux exactions des Oustachis croates pronazis, rejoints par de nombreux musulmans de Bosnie. Des juifs déportés, 12.000 ne sont pas revenus des camps de concentration.

Dans une ville d’environ 340.000 habitants, dont plus de 80% de musulmans, la communauté juive compte aujourd’hui entre 700 et 800 personnes, selon Jakob Finci.

En octobre 1819, le gouverneur ottoman de la Bosnie, Ruzdi-pacha, avait emprisonné l’élite de la communauté juive de Sarajevo, soit 11 personne, dont un rabbin, Rav Mose Danon. Il avait demandé une rançon colossale pour leur libération.

« Des musulmans de Sarajevo se sont soulevés, ils sont allés devant la prison et ont menacé de tout détruire et incendier si Rav Mose Danon et les autres n’étaient pas libérés », raconte Jakob Finci.

Selon la légende, 3.000 hommes ont participé au soulèvement.

« La communauté avait alors été sauvée. Si les 11 figures de proue de la communauté avaient été tuées, elle aurait probablement disparu », explique l’historien Eli Tauber, auteur d’un livre sur le sujet à paraître bientôt.

Plusieurs personnalités musulmanes ont assisté à la conférence. « Les musulmans et les juifs bosniens sont un corps, nos liens ont été tissés aussi bien dans les périodes d’épreuves que dans les périodes de prospérité », a dit le grand mufti de Bosnie, Husein Kavazovic, dans un message lu par son représentant.

 

Lecture complémentaire: la récit historique du « Pourim de Sarajevo » 

L’histoire du Pourim de Sarajevo extraite de la série d’été du Monde consacrée à l’histoire édifiante de la coexistence entre juifs et musulmans en Bosnie. Série publiée à partir du 11 au 16 août 2019 la série est réservée aux abonnés

Bicentenaire du Pourim de Sarajevo

Le récit de Zeki Effendi, Megila De Sarajevo, écrit en ladino (la langue des sépharades expulsés d’Espagne en 1492), a été exhumé et traduit en serbo-croate en 1926 par Isak Samokovlija, l’écrivain juif sarajévien le plus connu du XXe siècle. Le texte de Samokovlija, retrouvé ce printemps dans la bibliothèque de la synagogue de Sarajevo, a été traduit en anglais pour Le Monde. Cette nouvelle traduction va être utilisée à l’automne par la communauté juive de la ville pour ses invités étrangers, lors d’une conférence internationale célébrant le bicentenaire du Pourim de Sarajevo – le Pourim est une fête juive commémorant des événements relatés dans le Livre d’Esther ; le « Pourim de Sarajevo » est devenu l’histoire relatée par Zeki Effendi.

L’écrivain décrit l’arrivée à Travnik, puis à Sarajevo d’un nouveau gouverneur, Ruzdi-pacha, envoyé par le sultan Mahmoud II. Profitant d’une dispute de village ayant entraîné l’exécution d’un juif converti à l’islam et manipulé par les influents derviches de Travnik, alors siège du pouvoir en Bosnie, le gouverneur ordonne qu’on amène à son palais de Sarajevo les douze juifs les plus riches et influents de la ville, ainsi que le plus respecté des rabbins, Mose Danon. Il les emprisonne et décrète que, si une rançon colossale ne lui est pas versée, ils seront pendus au matin du prochain sabbat.

C’est, sans doute, la seule tombe juive au monde comportant des inscriptions en trois langues et trois alphabets : en hébreu, langue de sa religion ; en serbo-croate, celle de son pays ; en turc écrit en alphabet arabe, en hommage à l’érudition de Zeki Effendi et à l’ouverture vers le monde ottoman et musulman qu’il incarnait.
C’est, sans doute, la seule tombe juive au monde comportant des inscriptions en trois langues et trois alphabets : en hébreu, langue de sa religion ; en serbo-croate, celle de son pays ; en turc écrit en alphabet arabe, en hommage à l’érudition de Zeki Effendi et à l’ouverture vers le monde ottoman et musulman qu’il incarnait. DAMIR SAGOLJ POUR « LE MONDE »
S’ensuivent des jours de négociations et de prières, mais Ruzdi-pacha reste inflexible. Que ce soit par haine des juifs, par cupidité ou pour asseoir son autorité de gouverneur de la province, il paraît résolu à ne pas réduire le prix d’une rançon impossible à rassembler et donc à exécuter les treize hommes.

Douze juifs de Sarajevo menacés de pendaison

Le vendredi soir, veille de la pendaison, Rafael Levi, un marchand sarajévien connu et respecté, entreprend une tournée des huit principaux cafés musulmans de la ville. Le moins qu’on puisse dire est qu’il s’y fait remarquer : non seulement un juif n’est à l’époque pas censé venir dans ces cafés, et encore moins un soir de sabbat, mais il paie chaque café avec une pièce en or.

Lorsqu’il revient devant sa maison, certains des voisins rencontrés dans les cafés alentour se sont rassemblés et lui demandent pourquoi un homme si pieux et respectable a un comportement si étrange. Il leur raconte que l’objectif de sa tournée des cafés était précisément d’attirer leur attention, afin qu’ils viennent lui demander ce qu’il a sur le cœur.

Surpris et fâchés d’apprendre que le gouverneur Ruzdi-pacha s’apprête à faire exécuter à l’aube douze de leurs estimés voisins juifs et leur rabbin, conscients que cette regrettable affaire peut porter un préjudice considérable à la ville après des siècles de bon voisinage entre communautés, les hommes rassemblés devant la maison de Rafael Levi se demandent comment intervenir. C’est alors qu’Ahmet Bjelavski, un courageux gaillard ayant de l’influence sur les hommes du quartier – que l’on imagine volontiers comme un lointain ancêtre des « commandants » bandits ayant pris les armes et défendu Sarajevo assiégée en 1992 –, les appelle à « prendre les armes pour combattre le Mal » qui s’est abattu sur la ville. Toute la nuit, les hommes préparent leurs sabres et leurs couteaux, remplissent de poudre leurs pistolets et sellent leurs chevaux.

Sauvés par trois mille Sarajéviens en armes

Le lendemain à l’aube, à l’heure où les muezzins appellent à la première prière du haut des minarets, Ruzdi-pacha se réveille avec trois mille Sarajéviens en armes devant son palais, exigeant la libération immédiate des treize juifs. Furieux, il ordonne à ses gardes de pendre immédiatement les prisonniers, en commençant par le rabbin Mose Danon, et menace les rebelles de subir le même sort. Pendant que les juifs sont extraits de leurs geôles, Bjelavski ordonne à ses hommes de forcer la porte du palais. Elle cède juste avant que le rabbin soit exécuté. Effrayés par la détermination des Sarajéviens, les gardes du palais se rendent. Ruzdi-pacha est capturé. En ce matin de victoire de l’esprit de résistance de la ville, des centaines de Sarajéviens escortent Mose Danon et ses compagnons jusqu’à la synagogue, afin qu’ils puissent y poursuivre la célébration du sabbat.

Un Sarajévien attend la cérémonie de rallumage de la flamme dédiée aux victimes de la seconde guerre mondiale, dont la plupart étaient juives, au parc mémoriel de Vraca, à Sarajevo, le 9 mai. La flamme fut éteinte au début de la guerre de Bosnie (1992-1995) et rallumée vingt-sept ans plus tard.
Un Sarajévien attend la cérémonie de rallumage de la flamme dédiée aux victimes de la seconde guerre mondiale, dont la plupart étaient juives, au parc mémoriel de Vraca, à Sarajevo, le 9 mai. La flamme fut éteinte au début de la guerre de Bosnie (1992-1995) et rallumée vingt-sept ans plus tard. DAMIR SAGOLJ POUR « LE MONDE »
Bjelavski s’autoproclame gouverneur intérimaire et demande aux dignitaires musulmans de Sarajevo d’écrire au sultan, à Istanbul, afin de lui demander quels sont ses ordres. Avisé par un messager de la rébellion des Sarajéviens, Mahmoud II ordonne que son gouverneur Ruzdi-pacha lui soit immédiatement ramené à Istanbul les mains entravées et privé de ses galons. Il nomme un nouveau gouverneur, et Ahmet Bjelavski, comme Rafael Levi, disparaissent de l’histoire de la ville.

Coexistence ancrée dans l’histoire de la ville

Pour le bicentenaire de ce fait d’armes oublié de 1819, l’historien juif sarajévien Eli Tauber organise en fin d’année à Sarajevo une conférence internationale sur les relations entre juifs et musulmans à travers les siècles. Il voudrait, sans trop y croire, que le Pourim de Sarajevo serve d’exemple positif dans un monde en proie aux tensions intercommunautaires et interreligieuses. Son intention est de montrer aux générations actuelles que, contrairement au mythe brandi par les nationalistes des trois dernières décennies, la coexistence ne fut pas limitée à une Yougoslavie de Tito condamnée à disparaître après sa mort, mais qu’elle fut ancrée dans l’histoire de la ville durant des siècles, répondant à un sincère besoin de bon voisinage et d’humanité des Sarajéviens.