« Nous sommes en juin 1904, 18 mois donc avant la loi du 9 décembre 1905, dans un contexte politique que l’on imagine très tendu. Jean Jaurès, qui sera l’un des rédacteurs de la loi 1905, préside la distribution des prix de l’Ecole Laïque de Castres, sa ville natale.
Ce discours a paru dans l’Humanité du 02 Août 1904 – dont Jaurès était le fondateur – et La Dépêche du 03 août 1904.
discours publié sur le site charente-laïcité.org
Pour une meilleure lecture, nous avons supprimé de ce long texte quelques digressions, qui ne manquent pourtant pas d’intérêt, notamment pour approcher l’ambiance polémique de l’époque. Le lecteur intéressé pourra se reporter au texte complet sur le site de Médiapart /blog “vivre est un village” en date du 18 janvier 2015
Extraits
Démocratie et laïcité sont deux termes identiques.
Qu’est-ce que la Démocratie ? Royer-Collard, qui a restreint arbitrairement l’application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : “La démocratie n’est autre chose que l‘égalité des droits”. Or il n’y a pas égalité des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce.
Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir légalement la question religieuse, elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes ; mais elle ne fait aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. Elle ne demande pas à l’enfant qui vient de naître et pour reconnaître son droit à la vie à quelle confession il appartient, elle ne l’inscrit d’office dans aucune Eglise. Elle ne demande pas aux citoyens quand ils veulent fonder une famille et pour leur reconnaître et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle religion ils mettent à la base de leurs foyers ; si ils y en mettent une. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire pour sa part acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un. Elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à des juges d’arbitrer entre eux qu’ils reconnaissent, outre le Code civil, un Code religieux et confessionnel. Elle n’interdit point l’accès de la propriété, la pratique de tel ou tel métier à ceux qui refusent de signer tel ou tel formulaire et d’avoir telle ou telle orthodoxie. Elle protège également la dignité de toutes les funérailles, sans rechercher si ceux qui passent ont attesté avant de mourir leur espérance immortelle ou si, satisfaits de la tâche accomplie, ils ont accepté la mort comme le suprême et légitime repos. Et quand sonne le tocsin de la patrie en danger, la démocratie envoie tous ses fils, tous ses citoyens, affronter sur les champs de bataille le même péril, sans se demander si contre l’angoisse de la mort qui plane, ils chercheront au fond de leur cœur un secours dans les promesses d’immortalité chrétienne ou s’ils ne feront appel qu‘à cette magnanimité naturelle qui méprise la peur de la mort comme la plus dégradante servitude.
Mais qu’est-ce à dire ? Et si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social : famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s’appuie que sur l‘égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque; si elle se dirige, sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n’attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science ; c’est-à-dire d’une interprétation plus hardie du droit des personnes et d’une plus efficace domination de l’esprit sur la nature, j’ai le droit de dire qu’elle est foncièrement Laïque, Laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie. Ou plutôt, j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques.
Mais si démocratie et laïcité sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d’assurer l‘égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l‘éducation, c’est-à-dire dans l’institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres et en qui les autres prennent conscience d’elles-mêmes et de leurs principes ?
Comment la démocratie, qui fait circuler le principe de laïcité dans tout l’organisme politique et social, permettrait-elle aux principes contraires de s’installer dans l‘éducation, c’est-à-dire au cœur même de l’organisme que les citoyens complètent individuellement par telle ou telle croyance, par tel ou tel acte rituel, les fonctions Laïques, l‘état civil, le mariage, les contrats. C’est leur droit, c’est le droit de la liberté. Qu’ils complètent de même, par un enseignement religieux et des pratiques religieuses l‘éducation Laïque et sociale, c’est leur droit, c’est le droit de la liberté. Mais, de même qu’elle a constitué sur des bases Laïques l‘état civil, le mariage, la propriété, la souveraineté politique, c’est sur des bases Laïques que la démocratie doit constituer l‘éducation.
La démocratie a le devoir d‘éduquer l’enfance, et l’enfance a le droit d‘être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme.
Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation de s’interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l’enfant. Comment l’enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie Laïque reconnaît à l’homme si lui-même n’a pas été admis à exercer, sous forme Laïque, le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l‘éducation ? Comment, plus tard, prendra-t-il au sérieux la distinction nécessaire entre l’ordre religieux, qui ne relève que de la conscience individuelle, et l’ordre social et légal qui est essentiellement Laïque, si lui-même dans l’exercice du premier droit qui lui est reconnu, et dans l’accomplissement du premier devoir qui lui est imposé par la loi, il est livré à une entreprise confessionnelle et trompé par la confusion de l’ordre religieux et de l’ordre légal ?
Qui dit obligation, qui dit loi, dit nécessairement laïcité. Pas plus que le moine, ou le prêtre ne sont admis à se substituer aux officiers de l‘état civil dans la tenue des registres, dans la constatation sociale des mariages ; pas plus qu’ils ne peuvent se substituer aux magistrats civils dans l’administration de la justice et l’application du Code, ils ne peuvent, dans l’accomplissement du devoir social d‘éducation, se substituer aux délégués civils de la nation, représentants de la démocratie Laïque.
Voilà pourquoi, dès 1871, le parti républicain demandait indivisiblement la République et la laïcité de l‘éducation. Voilà pourquoi, depuis trente-cinq ans, tout recul ou forte somnolence de la République a été une diminution ou une langueur de la laïcité, et tout progrès, tout réveil de la République, un progrès et un réveil de la laïcité.
Je suis convaincu qu‘à la longue, après bien des résistances et des anathèmes, cette laïcité complète, légale, de tout l’enseignement, sera acceptée par tous les citoyens comme ont été enfin acceptées par eux, après des résistances et des anathèmes dont le souvenir même s’est presque perdu, les autres institutions de laïcité : la laïcité légale de la naissance, de la famille, de la propriété, de la patrie, de la souveraineté.