« Je ne veux pas être dans le groupe du bougnoule » : des policiers de Nancy faisaient régner un « climat de haine »

Leur ancien chef était un « connard », un « abruti » ; l’un de leurs collègues un « bico », un « bougnoule », une « blatte » promise à la « désinfection » ; plusieurs autres avaient été contraints de quitter leur service… Dix fonctionnaires de police de la brigade anticriminalité (BAC) de nuit de Nancy répondront devant la justice, vendredi 10 septembre, de faits de harcèlement moral et d’injures non publiques à caractère raciste, épilogue de plusieurs années de graves dérives au sein d’un service sous emprise.
article par Antoine Albertini publié sur le site lemonde.fr le 07 09 2021

Dans un rapport que « Le Monde » a pu consulter, l’IGPN décrit l’« ambiance malsaine » entretenue par des membres de la BAC de nuit de Nancy. une commandante détaille les errements de ce petit groupe de policiers oscillant entre xénophobie virulente, blagues douteuses et un comportement de meute, symbolisé par le tatouage identique que plusieurs d’entre eux portent sur l’avant-bras : une tête de loup.

C’est un gardien de la paix, témoin des faits et membre de l’unité, qui en a avisé le commissaire dirigeant le service d’intervention, d’aide et d’assistance de proximité du commissariat de Nancy, courant 2018. Dans son téléphone portable, des captures d’écran d’échanges sur un groupe de messagerie privée viennent corroborer ses propres déclarations : ce groupe de la BAC de nuit, autour d’un petit noyau de quatre fonctionnaires, agit comme une petite milice au sein même du commissariat. Le commissaire, qui avait déjà convoqué ses effectifs à l’occasion d’une réunion houleuse quelques semaines auparavant, en rend compte et déclenche une enquête interne de la police des polices, ordonnée par le directeur général de la police en personne, Eric Morvan, en juillet 2018. Les investigations seront promptes. Le rapport, au cordeau, est accablant.

« Charisme malsain » et « emprise nocive »
Par où commencer ? Le meneur, sans doute, le brigadier M., adepte de la marque de vêtements Thor Steinar, fort prisée des milieux néonazis, et amateur de plaisanteries à base de saucisson « pur porc de Lorraine », surtout lorsqu’elles visent Saïd B., le souffre-douleur de la petite bande. Ce dernier, policier expérimenté natif des Vosges et ancien « baqueux » en région parisienne, est décrit par un supérieur comme « motivé et travailleur ». Mais ses origines ne semblent pas passer auprès de ses nouveaux collègues lorsqu’il intègre la BAC de nuit de Nancy, en avril 2017.

« Je ne veux pas être dans le groupe du bougnoule », assure-t-il avoir entendu dans les couloirs du commissariat peu après son arrivée dans le service. Des vexations encore plus directes ne vont pas tarder à s’enchaîner. Sur la porte de son casier, ce mot, scotché : « On a vu mieux comme casting », puis cet autre : « C’est bientôt fini. » Une casquette identique à celles que portent les dealers de cité est déposée en évidence près de son poste de travail, on refuse aussi de lui serrer la main, de lui adresser seulement la parole. Epié en train de manipuler son portable, il apprend que son code de déverrouillage a été mémorisé par un collègue, qui l’a aussitôt transmis aux autres. Sur le groupe de messagerie privée dont il est évidemment exclu, il est le « bico », le « bougnoule », la cible d’injures et de récurrentes accusations d’incompétence.
La mécanique est rodée, polie par la pratique du brigadier M., réputé pour ses pauses-café à rallonge mais dont le « charisme malsain » n’en exerce pas moins une « emprise nocive » sur ses équipiers : d’abord mettre sous pression ; ensuite accuser d’incompétence les collègues jugés indésirables ; puis obtenir leur mise à l’écart, avant leur éviction pure et simple.

« Je n’ai rien contre ces gens »
Finalement auditionnés par la police des polices, lui et ses séides se perdent dans un florilège de justifications fumeuses et nient farouchement, contre l’évidence, tout propos à connotation raciste. L’usage récurrent du terme « bico » dans leurs échanges sur la messagerie privée ? Un terme d’argot portugais désignant une « grande gueule », affirme l’un. De la xénophobie ? « Je n’ai rien contre ces gens », assure un autre : d’ailleurs, son professeur de judo n’est-il pas « d’origine marocaine » ? Un troisième, qui arborait fièrement les lettres « SS » sur un tee-shirt, trouve une efficace parade : aucune référence au IIIe Reich mais, plus banalement, les initiales de son nom et son prénom… Quant à l’ambiance délétère au sein de la BAC de nuit, elle résulterait de banales « mésententes ».

Des mésententes qui durent, pourtant. Dès 2016, des faits de harcèlement avaient été portés à la connaissance de la précédente hiérarchie, sans grand succès. Avant Saïd B., au moins trois autres fonctionnaires ont fait les frais du « climat de haine » entretenu par un « phénomène de meute » décrit sur procès-verbal par un ancien membre de l’unité.

Un major, pourtant plus gradé que ses tourmenteurs et ancien du groupe d’intervention de la police nationale, résistera grâce à un « moral d’acier ». Mais un brigadier ne tiendra qu’une année avant de rejoindre, à sa demande, le service du déminage, non sans avoir alerté ses supérieurs sur les dérives dont il a été victime et témoin. Une jeune femme, ancienne athlète de haut niveau et premier élément féminin à intégrer une BAC en Lorraine, s’effondrera quant à elle en racontant son calvaire à un collègue au cours d’une conversation téléphonique. Evoquant les déclarations de Saïd B., l’IGPN observe que l’« ambiance malsaine au sein de la BAC de nuit de Nancy était préjudiciable aux résultats de la brigade, dont les effectifs étaient plus concentrés sur les médisances que sur les interpellations ».

« Assurer l’ordre public selon leurs propres règles »
Pour le petit groupe déviant, centré autour de six policiers, aucune proie ne semblait trop grosse, pas même le chef du service nouvellement nommé en juin 2017. Le major R., sitôt affecté à un poste réputé difficile et quoique gravement malade, « n’a cessé de s’impliquer dans son travail », dit sa hiérarchie. Lui aussi sera pourtant stigmatisé, ostracisé, ses ordres contestés, ses instructions rarement appliquées. Même son adjoint, note le rapport de l’IGPN, fera preuve à son endroit d’une « particulière déloyauté ».

« C’est ce qui est particulièrement grave dans ce dossier, résume Me Frédéric Berna, avocat des quatre fonctionnaires qui ont déposé plainte. Des fonctionnaires s’étaient organisés, contre leurs collègues, pour s’approprier le droit d’assurer l’ordre public selon leurs propres règles, au mépris de la discipline, et au risque assumé de fragiliser les procédures dans lesquelles ils intervenaient. »

Pour l’instant, des blâmes et des exclusions temporaires ont été prononcés à l’encontre de certains fonctionnaires mis en cause, avant un conseil de discipline prévu fin septembre. Une éventuelle révocation reste de la compétence exclusive du ministre de l’intérieur.

Antoine Albertini