Cette tribune signée par le journaliste et écrivain algérien Kamel Daoud a été publiée par le quotidien d’Oran, le 11 11 2018. Elle s’adresse à deux publics: les Algériens en particulier et les musulmans en général. Nous avons choisi de ne ne retenir que la partie « généraliste » du texte, d’où les parenthèses (..) que vous pourrez découvrir au fil de votre lecture. Pour ceux d’entre-vous qui veulent lire l’intégralité du texte, il vous suffit de suivre le lien affichée plus haut qui vous ménera à la publication originale. Le choix de la photo d’illutration est celui de notre rédaction…
« Qui est Asia Bibi ? Inconnue en Algérie (..) Rappel donc : c’est une chrétienne du Pakistan, mère de famille, ouvrière agricole dans les champs. Son histoire est terrible. Accusée de blasphème, en 2009, sur la base des récits d’autres femmes qui se sont disputées avec elle pour un verre d’eau, elle est condamnée à mort par pendaison. La loi au Pakistan est claire, mortelle, tueuse et nette. La femme est dénoncée par un mollah, un autre offre une somme d’argent pour qui va la tuer. Même par empoisonnement dans la prison où elle est enfermée depuis des années. Hystérie, folie, barbarie. D’ailleurs, des politiciens pakistanais qui l’ont défendue, seront assassinés. Simplement.
Aujourd’hui, après son acquittement par la Cour suprême de ce pays, les islamistes paralysent le Pakistan, déferlent dans les rues, hurlent et se mobilisent. Non contre la misère, la soumission, le manque d’eau ou la pauvreté horrible et l’injustice, mais contre une femme, une ouvrière pour ramasser des fruits dans les champs. Les photos sur le net laissent sans voix sur cette déferlante de la haine.
Le cas d’Asia Bibi résume cette pathologie envers la femme, l’Autre, l’altérité, le différent. Affaibli par ses concessions et ses compromissions, le Régime pakistanais en est à la phase de négociations avec ses propres barbares.
Pourquoi en parler chez nous ? Pour deux ou trois raisons.
La première est que l’Algérie se «pakistanise» sous nos yeux. (…)
Suite : « La seconde raison est plus scandaleuse. Un journal en Occident l’a déjà évoqué : pourquoi dans le monde dit «musulman» il n’y a eu aucune manifestation pour soutenir cette femme comme on le fait quand un évangéliste brûle quelques pages du Coran ? Parce que Bibi est une femme, elle est chrétienne et donc pas humaine. La solidarité s’arrête à la confession. Cela nous évite de partager le poids du monde et nous encourage à crier au complot international. Ensuite on pourra hurler au refus du monde fait aux musulmans tout en refusant d’en partager l’universelle condition. Soutenir cette femme aurait pu distinguer le musulman de l’islamiste, affirmer notre universalité, notre humanité et le souci de l’humain qui passe avant l’idéologie. Et ce n’est pas possible : nos croyances passent avant notre humanité et surtout celle des autres. Il est même plus facile d’accuser l’Occident de faire des caricatures du prophète que de manifester contre cette hideuse caricature de l’islam au Pakistan ou contre Daech qui, avec les mêmes versets, tue et massacre et porte «atteinte à l’image de l’Islam» avec le sang et les bombes. C’est plus rentable de jouer les victimes que d’en défendre une. Plus facile. (…)
Suite : « Il s’en trouvera qui vont crier au scandale et jurer qu’un texte comme cette chronique va être récupéré par l’extrême-droite en Occident et nourrir l’islamophobie. J’en ai rencontré récemment, dans des villes européennes. Maghrébins blessés, exilés ou théoriciens de l’islamisme sous-marin. Leur conseil est qu’il faut se taire sur Asia Bibi, n’en rien dire, sur elle et sur les autres, la laisser pourrir en prison, être pendue pour un verre d’eau, juste pour ne pas être inquiété dans ses croyances «culturelles» en Occident. Le souci de lutter, soi-disant, contre l’islamophobie passera avant une vie humaine, une femme, une injustice. Ce qui important «c’est ce que pensera l’Occident de nous à cause d’une chronique, pas la vie d’une femme, un crime». Le confort passe avant l’humain et l’humain ne concerne que le musulman, celui-là précisément, soucieux de son image narcissique plus que de la vie et des morts.
C’est une logique. On peut ne pas écrire, se taire et laisser cette femme mourir. Comme tant d‘autres. Cela fera plaisir à l’égo culturel. A la censure communautaire. On peut se taire sur tout, d’ailleurs. Au nom de l’obligation de ne pas altérer l’image que nous voulons donner de nous-mêmes et qui est fausse et délirante. La faute n’étant pas ce que nous avons fait de nous-mêmes et de notre monde, mais la faute est celle de ceux qui pensent mal de nous. Le miroir du monde devient coupable de notre nudité misérable. Alors on le casse ou on crie à l’islamophobie. Ou bien il faut écrire. Parler, dire et dénoncer nos propres misères et complicités.
Que l’extrême-droite «récupère ou pas». L’essentiel est de sauver une vie, de témoigner d’une solidarité, de faire du bruit pour que le meurtre et le meurtrier ne passent pas inaperçus. C’est la plus faible des fois. Asia Bibi est un être vivant qui risque de mourir. Le reste c’est le blabla misérable d’idiots (ou pas) inutiles et de monstres qui se multiplient. » Kamel Daoud