Article publié par Libération en mai 2016 à l’occasion du congrès mondial du soufisme organisé alors à Alger. Eric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg et lui-même soufi, revennait sur les enjeux de ce rassemblement inédit et répond aux questions de
C’est le premier sommet du genre en Algérie. Depuis mercredi et jusqu’à vendredi (mai 2016) se tient à Mostaganem le congrès mondial du soufisme. Cent vingt oulémas d’une quarantaine de pays, représentants de ce courant très éclaté de l’islam, sont invités par l’Union nationale des zaouïas algériennes, proche du pouvoir en place. En 2009, des «rencontres internationales du soufisme» s’étaient déjà tenues au Maroc. Eric Geoffroy (photo Kheredine Mabrouk), islamologue à l’Université de Strasbourg et lui-même soufi, revient sur les enjeux de ce rassemblement.
Quel est le poids réel de ce congrès mondial du soufisme ?
C’est une première, donc il est trop tôt le dire. Mais le soufisme est extrêmement diversifié, il ne se réduit pas à une addition de confréries, c’est un monde complexe. Si ce congrès pouvait être un facteur d’unification, ce serait formidable. Car il faut que les soufis, qui représentent un islam de paix et d’ouverture diamétralement opposé à celui des jihadistes, se montrent davantage, s’exposent médiatiquement. En revanche, là où je suis pessimiste, c’est que le monde arabe est plombé par des querelles politiques ou des instrumentalisations nationalistes : ce congrès, sous le patronage du président algérien Bouteflika, n’y échappera pas. Paradoxalement, je crois que c’est plutôt en Europe que l’émergence des idées en islam se jouera.
Quelle influence a le soufisme dans le monde musulman ?
Elle est plus importante qu’on ne le pense. Il y a davantage dans le monde de sites internet soufis que salafistes, par exemple, même si on n’en parle guère en Occident. En Algérie, les zaouïas [écoles confrériques, ndlr] ont un vrai poids politique. D’ailleurs, l’ancien ministre algérien Chakib Khelil est actuellement en tournée dans ces zaouïas pour asseoir sa légitimité, car il lorgne la succession de Bouteflika. C’est un passage obligé. Au Sénégal, il serait impensable qu’un président soit élu sans le parrainage de la confrérie mouride. Au Maroc, le roi est également soutenu par l’influente confrérie Boudchichiya, par exemple. En Egypte, on estime habituellement qu’un musulman sur six est rattaché au soufisme. Depuis une vingtaine d’années, les ministres des Affaires religieuses, les grands muftis et autres responsables sont d’ailleurs souvent des personnalités soufies.
Ce retour en grâce est-il pensé pour faire barrage à un islam intégriste ?
Notre époque est marquée par un besoin de spiritualité. L’islam traditionnel, normatif, n’y répond pas assez. Le salafisme peut alors séduire des esprits simples. Il faut réaliser à quel point la propagande wahhabite a opéré un lavage de cerveau chez les musulmans. Plus de 45 000 imams wahhabites ont été formés dans ce but en Arabie Saoudite ! Le soufisme est une vraie alternative. Il véhicule des valeurs de paix, d’altérité, d’universalité. Mais les soufis ne sont pas dans une bulle éthérée, ou noyés dans l’eau de rose, contrairement aux clichés. A l’époque coloniale, par exemple, ils se sont battus.
Les jihadistes combattent-ils les soufis ?
Une importante fatwa d’un soufi pakistanais a condamné, il y a quelques années, les actes de terrorisme commis au nom de l’islam. Le commandant afghan Massoud, soufi a été tué en 2001 juste avant les attentats du 11 Septembre. Tout oppose soufis et jihadistes, mais il n’y a pas, à ma connaissance, de persécution visant les soufis dans les territoires contrôlés par l’Etat islamique, par exemple. En revanche, il y a eu de multiples destructions de tombes de saints à Tombouctou [au Mali], au Yémen, en Tunisie… Pour les jihadistes, le soufisme est une hétérodoxie à bannir, mais c’est un comble ! Toute la doctrine et l’histoire de l’islam sont traversées par la présence et l’influence du soufisme.