Olivier Peyroux, sociologue : « En France, la moitié des victimes de traite sont des mineurs et possèdent la nationalité française. »

Le trafic des êtres humains est estimé à plus de 50 millions de victimes à travers le monde. Les femmes représentent 82 % des victimes de traite, et 96 % des victimes d’exploitation sexuelle. 

Pour mieux comprendre ce phénomène, Pierre Henry, Président de France Fraternités a échangé avec Olivier Peyroux, sociologue, professeur à sciences po, Co-directeur de l’association Trajectoires,et Président de l’association Koutcha. Il est un spécialiste reconnu depuis 15 ans dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains.

Pierre Henry : Voilà près de quinze ans que vous travaillez sur le phénomène de la traite des êtres humains. À grands traits, quelles sont les différences majeures que vous constatez aujourd’hui dans son évolution ?

Olivier Peyroux : Avant de parler de différences, il faut d’abord noter sa persistance voire son amplification. Cependant, dans la décennie 2010, nous avions surtout à faire face à des réseaux d’exploitation à des fins sexuelles de jeunes femmes majeures et mineures en provenance du Nigeria, de Roumanie. Aujourd’hui nous constatons que près de la moitié des affaires de traite concerne exclusivement des mineures de nationalité française. Le crime organisé semble considérer, qu’il est moins coûteux pénalement et beaucoup moins risqué physiquement de se livrer à cette activité, qu’au trafic de drogue par exemple. Il n’y a nul besoin de mise d’argent au départ de cette activité, il n’existe pas de conflits de territoire, de concurrence territoriale, l’activité prostitutionnelle se déroulant dans des hôtels peu onéreux ou des lieux de précarité et enfin le flagrant délit est très difficile à prouver. Tout cela contribue à l’explosion du phénomène. L’OCRTEH (Office central pour la répression de la traite des êtres humains) évalue à 10 000 le nombre de mineurs exploités sexuellement.

PH : C’est très contre intuitif ce que vous nous dites là. À un moment où l’on parle chaque jour des risques liés aux routes migratoires, vous nous invitez à porter le regard sur notre environnement de proximité ?

OP : Je ne dis pas que les réseaux transnationaux ont cessé leurs activités. Nous constatons aujourd’hui une présence active des réseaux en provenance d’Amérique du Sud, de Roumanie, d’Afrique, d’Angola notamment avec une diminution cependant constatée depuis le covid des réseaux nigérians. Je vous dis simplement que l’activité prostitutionnelle intéresse une criminalité locale. Nul besoin de penser à une structure pyramidale, mais plutôt à une succession de micro-réseaux qui se copie les uns les autres.

PH : À vous entendre la politique de prévention et de répression semble en échec.

OP : C’est la loi du 5 août 2013, somme toute récente, elle-même issue de la directive européenne de 2011 qui est venue préciser dans notre code pénal la répression de la traite des êtres humains. Ensuite, 2 grandes lois ont été adoptées afin de compléter le cadre législatif. La loi du 13 avril 2016 qui vise à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, qui abroge le délit de racolage et sanctionne le recours à la prostitution . La loi du 21 avril 2021 qui vise à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste. Mais tout cela manque de lisibilité et les moyens sont très limités. L’OCRETH est en sous-effectif, la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains effectue un travail appréciable, mais dispose de huit salariées permanents et d’aucun budget propre. La police rechigne à appliquer la loi de 2016 sur la pénalisation des clients et lorsque cela implique des mineures, la plupart du temps cela se termine par de simples amendes.

PH : Quelles mesures préconisez-vous ?

OP : J’en appelle à une véritable prise de conscience et d’abord à une particulière vigilance de l’aide sociale à l’enfance tant il est incontestable que les foyers de l’aide sociale à l’enfance sont particulièrement ciblés par les réseaux criminels et les victimes dénombrées fort nombreuses. Ce n’est pas un problème franco-français. Les recherches montrent que le même phénomène se produit chez nos voisins en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas. Les réseaux criminels ayant particulièrement identifié la précarité de ces lieux.

Ensuite, il est évident que la coopération doit se développer entre la police, les institutions sociales, les travailleurs sociaux, la justice afin que nous aboutissions à un mécanisme coordonné d’identification des victimes de traite qu’elles soient majeures ou mineures. Prenons exemple sur le Royaume-Uni. Cette méthode a permis d’identifier plus de dix mille victimes. En France, nous en sommes à 1000.

La convention du Conseil de l’Europe sur la prévention de la traite des êtres humains dite Convention de Varsovie adoptée en 2005 est d’une criante actualité. Il faut s’inspirer des recommandations du dernier rapport d’experts publié dans le cadre de la révision triennale de cette convention qui souligne par exemple la nécessité de renforcer de manière effective l’accès des victimes de la traite à la justice et à des voies de recours.

Enfin, il nous faut prendre garde à la montée d’un autre pan de l’exploitation des êtres humains, l’exploitation économique. Celle-ci se développe dans une forme d’invisibilité tout aussi préoccupante que la précédente. En 2022, on a constaté une augmentation de 33 % du nombre de mise en cause. Tous les secteurs économiques sont hélas représentés.