Des figurants du film « Tirailleurs » soumis à des Obligations de Quitter le Territoire Français

Oumar, Ousmane et Fodé sont arrivés en France alors qu’ils étaient mineurs, sont allés à l’école, ont appris un métier, avaient un travail. Aujourd’hui, ils sont sous le coup d’une OQTF avec d’autres jeunes majeurs étrangers installés dans les Ardennes. Pied de nez supplémentaire, 3 d’entre eux ont été figurants dans le film « Tirailleurs »… Des associations et des chefs d’entreprise les soutiennent. 
reportage par  Lucie Soullier (Charleville-Mézières, envoyée spéciale) publié sur le site lemonde.fr le 10 01 2023

« Soit on estime qu’ils ne valent rien et on les abandonne dans la Méditerranée, soit on leur donne une vraie chance. » François Clot a son « franc-parler », et sait que cela peut faire sursauter. « Mais, à un moment, il faut pousser l’absurdité jusqu’au bout pour que l’on comprenne bien », poursuit le petit patron ardennais. A ses côtés, Oumar reste silencieux. Le Malien de 19 ans travaillait pour son entreprise de métallerie, jusqu’au recommandé qui a tout changé. En octobre 2022, un pli à en-tête bleu-blanc-rouge et quatre lettres sont venus l’enfermer dans un monde parallèle : OQTF, pour « obligation de quitter le territoire français ». « Ils disent que mes papiers sont faux, résume le jeune homme. Mais il fallait le dire dès le début, du coup ! »

Il y a quatre ans, Oumar est descendu d’un train à la gare de Charleville-Mézières, sans vraiment savoir où il était. A son arrivée, les policiers n’ont eu aucun doute sur sa minorité, se souvient-il. « J’étais tout petit. Ils ne m’ont même pas envoyé faire les “trucs” osseux. » A 15 ans, il a donc fait son entrée dans la case « mineur non accompagné », connu les foyers, le lycée, décroché un CAP de serrurier-métallier, un contrat d’apprentissage puis un CDD. La vie pouvait commencer. L’OQTF l’a figée. Depuis le mois d’octobre 2022, Oumar tourne en rond. Plus de travail, plus de sommeil. « Je reste dans ma chambre, je vais courir au stade et je rentre. C’est tout. »

Comme lui, depuis l’été 2022, ils sont une vingtaine de jeunes majeurs étrangers, arrivés mineurs d’Afrique, à avoir reçu le même recommandé à Charleville-Mézières. Comme lui, la plupart ont déposé des recours devant le tribunal administratif. Et attendent.

« Tragique ironie »
Oumar a une petite particularité, comme Fodé et Ousmane, qui acceptent eux aussi de témoigner sous un simple prénom, pour ne pas braver un peu plus l’avenir. Tous les trois ont répondu à un casting dans les Ardennes et joué les figurants dans Tirailleurs, le dernier film de Mathieu Vadepied, mettant en vedette Omar Sy et tourné, en partie, dans le département. Un tout petit rôle en arrière-plan, mais tout de même, s’amuse Fodé, on le voit passer deux fois sur l’écran. « Et on a mangé avec Omar Sy », ajoute Oumar. Ousmane, lui, n’est pas vraiment sûr de s’être reconnu dans les scènes retenues, mais peu importe : « C’est important, ce film, ça va soulager les combattants. La France va reconnaître leur valeur, leur histoire. »

Une fierté. Et l’occasion de devenir porte-drapeau pour tous les autres. « Tragique ironie de l’histoire, et de l’Histoire : ceux qui, par leur participation au film avaient permis de rappeler l’ingratitude de la République française vis-à-vis de ceux qui ont dû combattre pour elle, sont aujourd’hui les victimes de ce qu’on peut considérer comme une autre forme d’ingratitude », dénonce ainsi, dans un communiqué, le Collectif ardennais pour la défense des jeunes majeurs étrangers.

Les militants ne nient pas avoir saisi l’occasion de la sortie du film pour mettre en lumière leur combat. « Vous seriez venus si on avait seulement parlé de jeunes Africains soumis à des OQTF ? », lance l’une. « On aurait aimé ne pas devoir utiliser ça, mais apparemment la défense des valeurs humaines ne suffit plus à mobiliser », soupire un autre, en évoquant leur dernier rassemblement. Etaient-ils même quinze ? En tout cas, sûrement pas vingt.

Fodé Sambaké et son patron Francis Kabouche, dans l’appartement d’ Amélie et de Fabian à Charleville mezieres, le 07 janvier 2022. SÉBASTIEN VAN MALLEGHEM POUR « LE MONDE »

L’employeur de Fodé, Julien Kabouche, juge toute cette histoire « insensée » : « On lui fait signer un contrat d’apprentissage, on le forme, alors que personne ne veut plus bosser dans nos métiers, et là, du jour au lendemain, on nous dit “c’est terminé” ? » Le maçon a fait une promesse d’embauche à son apprenti, coincé dans ce qu’il appelle « un jeu de papiers ». « La France investit en eux quand ils arrivent, nous, on investit en eux et on a besoin d’eux dans nos secteurs. Alors c’est quoi, la logique de les former pour nous les enlever dès qu’ils commencent à bosser ? », acquiesce François Clot.

D’ailleurs, la proposition du gouvernement de créer un titre de séjour « métiers en tension » dans son projet de loi sur l’immigration a « bien fait marrer » le patron métallier : « Ils ont bac + 40 et ils viennent seulement de comprendre ça ? »

« Des parcours d’intégration remarquables »
La préfecture des Ardennes explique, de son côté, que « les situations sont instruites en analysant notamment la date d’arrivée, les liens sur le territoire, le respect de l’ordre public, le parcours d’inclusion, donc la situation scolaire et professionnelle… Il n’y a pas un seul élément, c’est un ensemble qui mène à une décision de régularisation ou à une obligation de quitter le territoire français. Et ces analyses peuvent être évolutives ».

A Charleville-Mézières, tous ceux qui l’ont reçue décrivent l’OQTF comme une « désolation » dans leurs parcours déjà cabossés. Ceux qui travaillaient ont perdu leur emploi. Certains ont été mis à la porte de leur foyer, avant que ce dernier n’accepte finalement de les réintégrer. Une vie mise en suspens depuis des mois, dans l’attente de savoir si le tribunal administratif annulera ou non la mesure d’éloignement prise par la préfecture des Ardennes.

L’argumentaire de l’avocate Julie Segaud-Martin est prêt : « Quand ils arrivent, ils sont pris en charge par l’autorité judiciaire et le conseil départemental. A ce moment-là, il n’y a aucune remise en question de leur minorité. Cela n’arrive que quand on veut régulariser leur situation à leur majorité. Ce sont des jeunes qui sont allés à l’école, certains ont des promesses d’embauche en CDI : ils ont des parcours d’intégration remarquables, et cela n’est aucunement pris en considération. »

Fanta (prénom d’emprunt Fatima) dans l’appartement d’ Amélie et de Fabian à Charleville mezieres, le 07 janvier 2022

Plusieurs audiences sont prévues en janvier. Mais même si les OQTF sont annulées, rien ne garantit que ces jeunes recevront ensuite un titre de séjour pérenne. Leur dossier sera simplement « réexaminé ». « Pour eux, c’est la remise en question de tout un parcours, déplore Amélie Lambert, membre du réseau Education sans frontières des Ardennes et professeure de français langue étrangère. Ils nous disent : “En fait, tu crois que tu deviens quelqu’un, et d’un coup t’es plus rien.” »

 Eux ont l’âge des premières fois. Premier diplôme, premier boulot. Pour Fatima, qui a préféré abriter son histoire derrière un prénom d’emprunt, ce sera une première visite aux Restos du cœur. A 21 ans, elle n’a plus droit aux aides, et l’OQTF lui a fait perdre sa place dans une brasserie. Impossible d’en trouver une autre, avec une telle épée de Damoclès. Fatima est arrivée en 2017, après avoir fui la Côte d’Ivoire, ce qu’elle résume en quelques mots pudiques. La menace d’un mariage forcé, la prison en Libye, l’essence qui lui brûlait les cuisses dans le bateau, sur la Méditerranée.

« Ils ne me connaissent même pas »
« Je ne peux pas tout raconter ici, c’est trop de souffrance », chuchote Ousmane après avoir

Ousmane, dans l’appartement d’ Amélie et de Fabian à Charleville mezieres, le 07 janvier 2022. SÉBASTIEN VAN MALLEGHEM POUR « LE MONDE »

évoqué à demi-mot les tortures subies en Libye, et son oncle dont il n’a plus de nouvelles depuis qu’ils ont été séparés au moment d’embarquer. Les traumatismes sont toujours à vif, quatre ans et demi après son arrivée de Guinée, à 16 ans. « Mais j’étais soulagé d’être ici. Je me sentais protégé. » Ousmane venait de commencer un contrat en intérim lorsqu’il a reçu « la catastrophe ». La préfecture lui reproche notamment un contrat trop précaire, et d’avoir échoué à son examen du CAP. Il soupire : « Sauf que moi, c’est un bac pro que j’ai fait. Ils ne me connaissent même pas. »

Alpha, lui, en est à son cinquième mois d’attente depuis qu’il a reçu l’OQTF et déposé son recours. Cette vie en suspens lui a fait perdre le sommeil, le sourire, l’espoir. « Les gens qui disent “retournez en Afrique” ne comprennent pas ce qu’est la migration. Nous, on a connu la route, il n’y a pas de prix pour ça. Et, une fois que tu arrives ici, tout seul et en vie, que tu te reconstruis, on te dit encore de retourner dans ton pays ? » Son regard s’assombrit : « Est-ce que c’est de ma faute, tout ça ? »

Un visage plus souriant que les autres apparaît. « Regardez, c’est moi qui donne les médailles dans le film ! » Djibala Condé a enfin pu voir Tirailleurs au cinéma, et il en a rapporté quelques images de lui qu’il fait tourner, pas peu fier. Lui est arrivé à 14 ans de Guinée, et a été naturalisé Français juste avant sa majorité. Désormais âgé de 20 ans, il a un passeport français, son propre appartement, et travaille à l’usine comme agent de production. Il connaît une bonne partie de ceux qui ont reçu des OQTF depuis l’été. Est allé à l’école avec certains, a partagé des foyers avec d’autres. Aujourd’hui, il assiste, impuissant, à leurs hauts et à leurs bas. « C’est quoi, le but ? Les rendre fous ? Les pousser à faire des trucs illégaux pour survivre ? Si tu ajoutes de l’exclusion à l’exclusion, comment tu penses que ça va finir ? »

Pour se sentir moins désarmé, Djibala s’est mis à écrire. « Qui sait, peut-être qu’un jour je ferai un film de toutes ces histoires-là. »

En attendant un film, ce clip rap de Réseau Éducation Sans Frontières (RESF)