Elevé et consommé au Proche-Orient pendant l’Antiquité, le cochon est devenu le plus intouchable des animaux. Si l’argument hygiéniste a longtemps prévalu pour justifier son interdiction dans le judaïsme et l’islam, de nombreux experts estiment que les véritables raisons sont ailleurs.
Publié par la Dépêche.Ma repris chez Dîn Wa Dunia, dans le numéro 3 du mois de février 2016.
“Une autre chose”. C’est ainsi que le Talmud désigne le porc, proscrit par la Torah (Lévitique, 11, 7 et Deutéronome, 14, 8). Bien qu’il fasse partie d’une longue liste d’interdits alimentaires, les juifs semblent le considérer comme le plus impur des animaux impurs puisqu’il ne mérite même pas qu’on prononce son nom. Le même traitement de défaveur lui est réservé dans l’islam, où sa chair est la seule à être nommément désignée comme impropre à la consommation dans plusieurs sourates du Coran. “Il vous est interdit de consommer la bête morte, le sang, la viande de porc, celle d’un animal sacrifié à d’autres divinités qu’à Allah, la bête étranglée, assommée, morte d’une chute ou d’un coup de corne”, pose par exemple la sourate 5, verset 3.
Pourtant, dans la région qui a vu naître le judaïsme puis se développer l’islam, le cochon était depuis longtemps consommé et apprécié. Les sources historiques montrent que l’élevage porcin était couramment pratiqué dans tout le Proche-Orient ancien (Mésopotamie, Levant, Anatolie, Iran). Sa présence est ainsi attestée à partir du 7e millénaire avant J.-C. par les ossements retrouvés sur de nombreux sites archéologiques de la région, mais aussi dans les textes (lexiques, livres de comptabilité, contrats, procès…) qui le mentionnent dès les débuts de l’écriture, vers la fin du 4e millénaire. Le porc est aussi représenté par les artistes, le plus souvent sous sa forme sauvage (sanglier) dans des scènes de chasse, par exemple pour orner des sceaux cylindriques (rouleaux servant à imprimer des frises sur des tablettes d’argile). Le cochon donne également sa forme à des amulettes ou à des vases rituels.
Outre l’économie, les arts et la religion (certaines sources évoquent l’usage de graisse de porc lors des cérémonies religieuses et des offrandes de porcelets pour le culte funéraire), l’animal trouve sa place dans la pharmacopée de l’époque. A titre d’exemple, des textes médicaux du 1er millénaire avant J-C. prescrivent, en cas d’accouchement difficile, l’ingestion de viande de porc, à laquelle on prête certainement des vertus fécondes (une truie peut produire entre 200 à 300 porcelets en une douzaine d’années). De même, les estomacs paresseux sont invités à consommer des soies de cochon et les maladies respiratoires se soignent avec du bouillon de viande de porc. Dès lors, comment le tabou est-il né?
« Procès de la truie de Falaise, gravure, copie d’une peinture du 15e siècle, vers 1850. Dans l’Europe du Moyen-Âge, les animaux étaient regardés comme des êtres moraux et perfectibles, et même responsables de leurs actes. D’où les procès qui leur furent intentés à partir du 13e siècle. »
Pour le médecin et philosophe juif Maïmonide, dont la pensée faisait autorité dans l’Andalousie du 12e siècle, la raison d’une telle interdiction ne fait aucun doute: les mœurs du cochon, qui se vautre dans la fange et se nourrit d’ordures, quand il ne s’agit pas de ses propres excréments, font de lui l’animal impur par excellence. L’exégète s’inscrit dans la logique de l’Ancien Testament, qui évoque plusieurs fois ce fâcheux penchant pour les immondices.A cela, la médecine moderne ajoutera, quelques siècles plus tard, que la viande de porc se conserve mal dans les pays chauds et que, plus que tout autre, elle véhicule parasites et maladies comme le ténia, la listériose ou la trichinose. Les Hébreux, suivis des siècles plus tard par les musulmans, s’en seraient donc rendu compte bien avant que cela ne soit médicalement formulé.
Dire que la viande de porc se conserve mal est “plutôt une croyance populaire, sans valeur religieuse ou scientifique convaincante”, affirme pour sa part le docteur vétérinaire français Yahya Deffous, qui souligne que “des procédés de conservation très performants, comme la salaison et le séchage, existaient déjà dans l’Antiquité”. S’il admet que le porc est bien porteur de bactéries et parasites, au même titre que d’autres viandes (bœuf) ou produits de la mer, la question de l’hygiène reste pour lui ”une réponse trop simpliste pour mériter un interdit divin”. Il en veut pour preuve le fait que les hommes vivant sous des latitudes identiques ou comparables à celles que peuplaient les premiers juifs et musulmans consomment du porc depuis l’Antiquité, sans être plus malades pour autant.
Marquer sa différence
D’après l’historien français Michel Pastoureau, spécialiste des animaux, des couleurs, des images et des symboles, “toute société a besoin de faire porter sur certains animaux des interdits de différentes natures, notamment alimentaires”. La question étant de savoir pourquoi. L’une des hypothèses réside dans le conflit entre sédentaires et nomades. A l’époque antique, les groupes de pasteurs méprisent le mode de vie réglé et besogneux des fermiers sédentaires, auxquels ils reprochent leur manque de spiritualité et d’ardeur au combat. Cette haine se serait cristallisée sur le porc, symbole du mode de vie sédentaire puisqu’il est incapable de suivre les nomades dans leurs déplacements. Or les premiers Hébreux sont justement des tribus nomades. Seul bémol, le tabou a perduré dans le temps alors que le clivage nomades- sédentaires a disparu.
Un animal à part
Les anthropologues s’accordent néanmoins sur le fait que l’interdit alimentaire dans un groupe humain relève de la nécessité de se distinguer des autres. De même, une religion nouvelle a besoin de marquer sa différence. Pour certains, à l’instar de l’éminent sémitisant français Adolphe Lods, le porc a été interdit par les Hébreux parce qu’il était considéré comme sacré dans des religions concurrentes, c’est- à-dire investi d’influences divines ou démoniaques, notamment chez les Cananéens qui vivaient en Palestine avant les juifs.
« Le haro sur le cochon peut aussi s’expliquer par le fait que c’est un animal hors-catégorie. Les Hébreux classaient les animaux selon leur morphologie, leur façon de se déplacer et leur milieu (terre, air, mer). »
Selon le principe que chaque chose doit être à sa place, les animaux impurs seraient donc ceux qui échappent à ce schéma, comme l’a mis en évidence l’anthropologue britannique Mary Douglas. Il en va ainsi du porc, qui ne rumine pas contrairement aux autres animaux aux sabots fendus comme lui. Animal à part, le cochon l’est aussi par rapport au reste du bétail. Lui qui ne fournit ni lait, ni laine ou fourrure, ni cuir, s’avère en outre incapable d’assurer les corvées de trait pour le labour ou de transport de marchandises.
L’élevage du porc pour sa seule viande relève donc du luxe pour le paysan de l’Antiquité, d’autant que cet animal vorace ampute une partie de la nourriture de l’homme, sans compter qu’il nécessite beaucoup d’eau, une denrée rare au Proche-Orient. En bref, il coûte davantage qu’il ne rapporte. Pour l’anthropologue nord-américain Marvin Harris, qui développe cette thèse utilitariste, “les civilisations ont tendance à imposer des sanctions religieuses pour la consommation de viande lorsque le rapport entre les bénéfices communautaires et les coûts inhérents à l’usage d’une espèce particulière se détériore”. Concernant plus particulièrement le porc, il précise : “Les restrictions les plus sévères apparaissent habituellement lorsqu’une espèce précieuse sur le plan nutritionnel ne devient pas seulement plus coûteuse, mais risque de bouleverser l’écosystème. Le cochon appartient à cette catégorie-là”.
Décollation du juif idolâtre, Bible latine du 13e siècle.
Ce proche cousin de l’homme
Pour Michel Pastoureau, l’interdit qui frappe le porc s’explique surtout par son étroit cousinage avec l’homme. Si les analyses ADN permettent aujourd’hui d’établir avec certitude ce lien de parenté, les Anciens ne l’ignoraient pas pour autant. “Cette proximité biologique était déjà bien connue des médecines grecques et arabes. Une idée récurrente chez beaucoup d’auteurs antiques et médiévaux souligne combien l’organisation anatomique interne de l’homme et celle du cochon sont identiques, ou presque”, assure Pastoureau, qui fait remarquer au passage que porcus (porc en latin) est l’anagramme de corpus (corps).
Dans l’Europe du Moyen-Age, les écoles de médecine enseignaient l’anatomie humaine en disséquant des cochons. De nos jours encore, beaucoup d’expériences sont menées sur des cochons pour comprendre l’être humain (le singe est certes un peu plus proche génétiquement, mais c’est une espèce protégée). Et dans l’industrie pharmaceutique, l’animal le plus utilisé est le porc dont les organes, certaines glandes et le sang entrent dans la composition de nombreux médicaments. Similitude ultime, la viande de porc aurait le même goût que la chair humaine selon certains témoignages, comme ceux des “rescapés des Andes”, ces victimes d’un crash aérien en 1972 contraintes de manger leurs congénères pour survivre. “Si en plus sa viande présente la même saveur que la chair humaine, point n’est besoin d’aller chercher ailleurs les raisons des interdits qui l’entourent”, écrit Michel Pastoureau, qui en conclut : “Manger du porc c’est, plus ou moins, être cannibale”.