Les producteurs et réalisateurs du film « Tout simplement noir » pouvaient-ils espérer mieux ? La sortie du dernier opus cinématographique du rappeur français Jean‑Pascal Zadi et de John Wax coïncide avec l’actualité de ces dernières semaines concernant les revendications identitaires noires. Ces revendications, déclenchées par la mort de l’Américain George Floyd, ont soulevé une vague de contestation mondiale dont le retentissement français se traduit par l’affaire Adama Traoré et le vandalisme de statues de personnalités historiques.
Comme si les réalisateurs avaient anticipé cette actualité, le film, sous ses airs humoristiques, aborde avec réalisme la complexité de la question du racisme, du communautarisme, des discriminations et des identités. Mais ne s’agit-il pas de sujets qui auraient rencontré l’actualité quelle que soit la date de sortie du film, comme le précisent les réalisateurs ?
Le scénario réussit un tour de force : dénoncer l’impasse des replis identitaires en interrogeant la construction des identités collectives. Le film achève de démontrer que la fabrique d’une identité de groupe, loin d’être anodine, relève de la fiction ou d’une illusion identitaire.
Qui est Noir·e ?
Le principal protagoniste, Jean‑Pascal Zadi, tente d’organiser une marche uniquement réservée aux Noirs : l’impasse des communautarismes est placée au cœur du film. Et renvoie à la difficile question : qui est Noir·e ou comment identifier qui est Noir·e ?
À cette question qui ne trouve souvent réponse que par la catégorisation, Jean‑Pascal Zadi, dans une scène emblématique du film, répond en fixant les caractéristiques du Noir. Est donc noir celui qui a les cheveux crépus, a la peau ébène et dont les ancêtres ont subi l’esclavage. La construction des catégories est un phénomène bien connu dans les mécanismes de racialisation.
Elle est au fondement de la production des exclusions et des discriminations. La preuve en est systématiquement donnée dans ladite scène et aboutit à l’exclusion de l’ex-footballeur Vikash Dhorasoo sous le seul prétexte que, malgré le critère de la couleur de la peau qu’il remplit, il a toutefois les cheveux trop lisses pour faire partie de la communauté.
À cette forme d’exclusion engendrée par la catégorisation, se rajoute une autre que l’on peut qualifier d’endogène qui consiste à savoir au sein de la même communauté qui est plus noir/africain que l’autre. Le passage où le rappeur Soprano, tout en s’identifiant comme comorien, affirme être peut-être plus africain que Jean‑Pascal Zadi en révèle la teneur. Cette scène met en exergue le phénomène de revendication des origines « premières » qui sont à l’œuvre dans les enjeux identitaires.
Le refus de l’essentialisation
La force du scénario de « Tout simlement noir » réside dans la capacité à mettre sous les yeux des paradoxes. Au moment où l’acteur principal s’évertue à ériger une communauté noire dont il ignore lui-même les ressorts, la plupart des personnalités à qui il fait appel interpellent sur la complexité des identités collectives.
Ainsi, sur fond de refus des préjugés récurrents sur les Noirs, plusieurs scènes du film évoquent la question de l’essentialisation et de son rejet, parfois de manière radicale, violente. Rappelons que l’essentialisation est la manière de concevoir l’identité d’une personne comme une « essence », comme une disposition naturelle réduite aux attributs de sa catégorie. Elle consiste à tenir pour figés, héréditaires et insurmontables les traits ainsi que les attributs d’un individu définitivement rattaché à un groupe avec qui il partagerait les mêmes caractéristiques indélébiles.
Ainsi, Claudia Tagbo refuse que son spectacle soit réduit par Jean‑Pascal Zadi à l’accent africain et à son physique essentialisé (grosses fesses). De même, Kareen Guiock ne veut pas que le qualificatif noire soit accolé à sa profession. Elle revendique avec véhémence d’être journaliste pour ses compétences et non pour son appartenance à une communauté dite minoritaire.
À rebours de ce refus d’essentialisation, le scénario décrit avec une certaine subtilité le rejet de l’essentialisation sous d’autres formes, à savoir ce n’est pas parce qu’on est blanc de peau qu’on ne peut pas se sentir noir. Dans un passage où il joue son propre rôle de réalisateur, Mathieu Kassovitz met en opposition les identités définies uniquement par la couleur de peau. À travers cette scène où il malmène les clichés sur les Noirs, Mathieu Kassovitz arrive tout de même à insinuer être plus noir que Jean‑Pascal Zadi, car être noir cela se vit à l’intérieur de soi et il faut l’avoir dans le sang.
Les dangers du culturalisme
Le film de Jean‑Pascal Zadi et de John Wax a le mérite de renvoyer à une question indémodable : que veut dire « je suis noir », « je suis blanc » ? Est-ce le fait de s’identifier à une couleur de peau, de se reconnaître dans une histoire commune, des valeurs communes, des traits culturels ou comportements communs ?
Quand il est question des identités collectives, on a souvent tendance à identifier les individus, outre la couleur de la peau, en prenant comme repère des traits culturels que l’on fait passer pour communs. Le film s’en fait l’écho à travers plusieurs scènes. Il faut bien reconnaître que toutes les sociétés avec leur histoire, leurs institutions et leur implantation géographique, génèrent un ethos collectif, c’est-à-dire des mœurs, goûts, caractères, coutumes, habitudes prises, apprises, etc.
Cependant, comment réduire un individu à sa culture sans tomber dans les débords d’une généralisation coupable ? L’un des dangers de cette généralisation est de céder trop vite au culturalisme.
Le culturalisme est un courant qui a été principalement généré dans les années 1930-1940 dans les milieux new-yorkais par Abram Kardiner, Ruth Benedict et Ralph Linton, des anthropologues américains qui ont fusionné identité, psychisme et culture.
Leur pensée stipule que la culture s’opère et se « re-produit » par l’éducation, l’école, la famille, la religion, et qu’en conséquence la personnalité (et donc l’identité) des individus est formée et carrément moulée, modelée par la culture.
Le risque de cette approche, malgré sa pertinence dans les études sur le multiculturalisme et l’interculturalité, est la tendance à faire de chaque culture un isolat coupé des autres cultures mais également un caractère type que chaque individu est censé reproduire. On voit bien là, dans la construction des identités collectives, le danger ultime qui est de faire de la culture le substitut du mot controversé de « race ».
Les écueils des identités collectives
De manière corollaire à ce qui vient d’être évoqué, comment attribuer à un groupe une conscience commune sans tomber dans la fiction ?
L’appartenance à un groupe s’avère un élément constitutif d’une identité individuelle parce que l’insertion sociale est un facteur primordial de la construction des identités. Cependant, la construction des identités collectives tant revendiquées par les groupes identitaires comprend des écueils. D’abord, qu’est-ce donc une identité (collective) ? Si les traits communs y sont la règle, on cherche à être identique à qui ou à quoi ?
Quand on aborde la question des identités, la définition même du mot est source d’embarras. « Identité » provient de la racine latine idem qui se rapporte à ce qui est exactement « le même que », soit « l’identique ». Or, l’identité collective ne peut en aucun cas renvoyer à l’identique dans la mesure où dans un groupe se revendiquant identitaire, les individus ne peuvent jamais être identiques à eux-mêmes.
Par ailleurs, l’identification d’un individu à un groupe fait de ce groupe une entité qui prend le dessus sur les identités singulières ou qui annihile la conscience de chaque identité singulière. C’est contre ces dangers qui guettent les élans d’appartenance identitaire de tous bords que rend attentif l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf dans Les identités meurtrières où il appelle à apprivoiser la « panthère » qu’est l’identité.
Il apparaît donc que la question des identités, qu’elles soient individuelles ou collectives, est une construction continuellement en devenir qu’il faut se préserver de fixer définitivement sous peine de tomber dans des délires identitaires.
Sous leurs airs rassurants, les identités de groupe relèvent le plus souvent d’une fiction que cherchent sans cesse à écrire les tenants d’une appartenance communautaire.