“Au Parlement européen, nous sommes confrontés à des propos racistes que nous aurions cru ne plus jamais entendre”

Pierrette Herzberger-Fofana est la première femme afro-allemande à siéger au Parlement de Strasbourg. Mobilisée pour les droits des femmes et dans le mouvement Black Lives Matter, elle se bat aussi contre les discriminations au sein des institutions européennes.

Entretien par Nadja Schlüter, publié sur le site du journal allemand Süddeutsche Zeitung , partagé et traduit par Courrier International, le 14 11 2020

Süddeutsche Zeitung : Vous avez été la première femme originaire du Sénégal à faire des études en Allemagne, la première Afro-Allemande à siéger dans un conseil municipal et vous êtes maintenant la première Afro-Allemande élue au Parlement européen. Comment vit-on le fait d’être si souvent la première ?
Pierrette Herzberger-Fofana : Je préfère dire que je compte “parmi les premières”. Je n’en fais pas une affaire. J’ai toujours souhaité qu’il y en ait davantage. Comme ce n’était pas le cas, j’ai dû surmonter bon nombre d’obstacles.

Pouvez-vous en donner des exemples ?
Je n’ai jamais pu lever la tête vers quelqu’un pour lui demander : “Comment tu fais, toi ?” Du coup, j’ai appris à prendre toujours mon destin en mains et à être mon propre modèle. En 1980, j’étais lectrice à l’université d’Erlangen-Nuremberg [en Bavière], où j’enseignais le français. C’était encore rare à l’époque qu’une femme noire donne des cours. Au vu de mon prénom et de mon double nom de famille, les étudiants s’attendaient à voir arriver une Française blanche, mariée à un homme noir. Quand je suis arrivée dans la salle, il y a eu un immense éclat de rire. Les gens étaient surpris que leur professeure soit une petite femme noire. C’est une anecdote parmi d’autres, mais chacun de nous peut raconter le même genre d’histoires. Avec le temps, on apprend à faire avec et à maîtriser sa vie.

Pourquoi êtes-vous venue en Allemagne ?
Je voulais être professeure d’allemand. J’aimais la littérature allemande, je voulais découvrir la culture et la transmettre ensuite à mes élèves et à mes étudiants au Sénégal.

Mais finalement, vous n’êtes pas repartie…
En effet, parce que je me suis mariée, en 1973.

Comment êtes-vous entrée en politique ?
Je me suis engagée pour les droits des femmes et, en 1995, j’ai participé à la conférence mondiale de Pékin [organisée sous l’égide des Nations unies]. Au retour, j’ai écrit un article dans la presse locale, et les Verts m’ont sollicitée pour être maire d’Erlangen [ville de 100 000 habitants, en Bavière]. Il était clair que je ne le serais pas, mais ce n’était pas mon objectif : à l’époque, le racisme était très fort en Allemagne, et l’enjeu de ma candidature était de donner un signal. C’est ainsi que ça a commencé, et maintenant je siège au Parlement européen.

Combien y a-t-il d’eurodéputés noirs ?
On était sept, mais Magid Magid, le seul homme, n’est plus là depuis le Brexit [l’eurodéputé britannique, ancien maire de Sheffield, s’était vu refuser l’entrée au Parlement en juillet 2019 en raison de son apparence]. Nous sommes désormais six femmes noires, des élues de France [Maxette Pirbakas (RN/Identité et démocratie), originaire de Guadeloupe], de Suède, du Luxembourg, des Pays-Bas, de Belgique [Assita Kanko (N-VA/Conservateurs et réformistes européens), originaire du Burkina Faso] et d’Allemagne. Six sur 705 députés au total. Il y a un manque éhonté de diversité dans les institutions européennes, une conséquence du racisme institutionnel et de la discrimination. Cela a conduit le Parlement à plaider auprès de la Commission pour que davantage de personnes noires soient recrutées dans les institutions. Les compétences sont là ! Quand les quotas de femmes ont été introduits [dans une perspective de “meilleur équilibre” et un objectif de “parité”, le principe d’égalité hommes-femmes a été réaffirmé par la Commission en mars 2020] et que nous avons eu besoin de femmes à des postes à responsabilité, on les a trouvées.

Est-ce à dire que vous êtes favorable au système américain de quotas BIPoC [black, indigenous, people of colour, “Noirs, autochtones et personnes de couleur”], analogue au système de quotas en faveur des femmes ?
Je crois que ça ne peut pas fonctionner autrement. Quand il y a des quotas, cela en encourage un certain nombre à poser leur candidature.

Et comment parvient-on à avoir plus de Noirs et plus de people of colour en politique ?
Il faut solliciter les gens ! Sinon, surtout quand il s’agit des femmes, elles n’osent même pas se manifester.

Comme vous avez vous-même été sollicitée ?
Il faut s’adresser aux gens concrètement et leur expliquer quelles sont les possibilités de travailler dans la sphère politique. Les partis pourraient décider de recruter telles ou telles personnes et de les placer en bonne position sur les listes. C’est ce que nous faisons chez les Verts sur les questions de genre : les places impaires sont toujours occupées par des femmes. Il s’agit de faire de la place et de pouvoir ensuite les leur proposer.

Après la mort violente de George Floyd aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter a pris une grande importance en Europe aussi, beaucoup de jeunes, en particulier, se sont engagés. Comment les mouvements antiracistes vous ont-ils influencée dans votre jeunesse ?
Mon enfance et ma jeunesse ont été marquées par la décolonisation et par les luttes de libération en Afrique, et aussi par le mouvement afro-américain des droits civiques aux États-Unis, dans les années 1960. En Afrique, les femmes ont été particulièrement nombreuses à se battre contre le pouvoir colonial. Les marches des femmes en Côte d’Ivoire et au Sénégal sont restées dans les mémoires. Aoua Keïta [1912-1980], du Mali, a été l’une des premières à mener ce combat, elle est devenue plus tard députée. Cette époque m’a tellement marquée que mes trois enfants portent des noms de combattants pour la libération.

Comment était-ce en Allemagne ? Les mouvements africains et américains ont-ils eu un impact ?
Les Afro-Allemands étaient très influencés par le mouvement des droits civiques américain, entre autres, parce que beaucoup d’entre eux avaient des pères Afro-Américains, des GI stationnés en Allemagne. La militante et auteure afro-américaine Audre Lorde [1934-1992] a joué un grand rôle pour les femmes noires en Allemagne. C’est son œuvre qui a été à l’origine de la publication, en 1986, du livre Farbe bekennen : Afro-deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichte [“Assumer son identité. Les femmes afro-allemandes sur les traces de leur histoire”], de May Ayim [poétesse, née à Hambourg, de père ghanéen, 1960-1996] et de Katharina Oguntoye [écrivaine et historienne, née en 1959 à Zwickau, en RDA, de père nigérian, cofondatrice de l’Initiative des Noirs allemands (ISD) après la chute du Mur]. Elles sont devenues des icônes du mouvement afro-allemand.

À votre avis, les mouvements de cette époque-là ont-ils encore une influence sur les jeunes qui se mobilisent actuellement ?
Je crois que beaucoup de jeunes oublient qu’il y a eu quelque chose avant eux, ils ont parfois l’impression de devoir tout inventer. Il serait bon qu’ils s’informent auprès des plus vieux de la communauté noire pour savoir comment ils se sont battus.

Que pensez-vous du mouvement Black Lives Matter ?
Le mouvement a pris une dimension qui fait plaisir à voir. Cela prouve que l’Europe a changé. Surtout parce qu’il n’y avait pas que des Noirs dans les manifestations. Lors des mobilisations à Nuremberg [ville de 500 000 habitants], j’ai pris la parole devant 5 000 personnes, et à Erlangen devant 500 personnes. Il y avait énormément de jeunes Blancs. J’étais très touchée, je ne m’y attendais pas. Ils ont enfin compris que c’est un mouvement qui nous concerne tous. Nous avançons vers un dialogue fructueux, et j’en suis très contente. Peut-être vivrai-je la fin du racisme – ou au moins la fin d’une confrontation brutale et de la violence. Ce serait le rêve.

Vous avez pourtant parlé récemment d’un “retour du racisme”…
D’un côté, nous progressons, de l’autre, nous sommes confrontés, au Bundestag [à Berlin] ou au Parlement européen, à des propos que nous aurions cru ne plus jamais entendre. Le virage à droite est sensible. Il y a eu beaucoup de “dérapages” ces derniers temps de la part de personnalités qui ont des positions de pouvoir. Le terme “nègre” revient dans la bouche de certains hommes politiques. Il y a quinze ans, ils auraient eu des inhibitions à le prononcer.

Vous vous engagez en tant que féministe pour les droits des femmes. Beaucoup de femmes noires et de women of colour déplorent que le féminisme soit trop blanc…
C’est un fait que la réalité de la vie des migrantes, des femmes noires, ou des queer, des minorités sexuelles, est souvent peu perceptible dans le féminisme. Quand on parle d’intersectionnalité [pluralité des discriminations de classe, de genre et de race] ou de #MeToo, il faut savoir que ces mouvements ont été déclenchés par des femmes noires. #MeToo, par exemple, a débuté avec Tarana Burke [militante américaine et directrice de l’organisation Girls for Gender Equity], mais il n’a trouvé un écho que lorsque les actrices blanches se le sont approprié. Les femmes noires ont été reléguées aux marges, on ne leur a accordé aucune valeur. Mais les choses évoluent.