Isabelle Kersimon était jugée le 9 avril 2019 pour diffamation après ses propos sur le Comité contre l’islamophobie en France.
reportage par Antoine Hasday publié sur le site 17 avril 2019
Lorsqu’Isabelle Kersimon a accepté de répondre aux questions du journal de France Culture, le 28 décembre 2015 vers 22 heures, elle ne se doutait probablement pas que cette décision la conduirait, deux ans et demi plus tard, devant la 17e chambre du tribunal de grande instance (TGI) de Paris.
Une interview qui a valu à la journaliste et autrice du livre Islamophobie, la contre-enquête avec Jean-Christophe Moreau, d’être attaquée en diffamation par le par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Mathieu Gallet, président de Radio France à l’époque, est également visé par la plainte.
De nombreux passages de l’interview sont visés par la procédure. Interrogée sur la hausse des actes anti-musulmans comptabilisés par le CCIF en 2015 (+23,5%), Isabelle Kersimon avait vivement critiqué l’association, lui reprochant d’essentialiser les personnes de confession musulmane dans «ce fantasme de communauté dont les lois devraient être au-dessus de celles de la communauté nationale»; critiquant la notion d’islamophobie, un terme «politique […] destiné à faire plier la République sur l’émancipation des femmes, la laïcité et la liberté d’expression»; reprochant aux figures du CCIF d’avoir été «réislamisées par le réseaux des Frères Musulmans» et d’être en quelque sorte «les petits-enfants de Tariq et Hani Ramadan, grandes figures des Frères Musulmans en Europe».
Elle avait aussi attaqué la méthodologie de l’association, dénonçant ses statistiques comme «absolument pas fiables» car elles comptabilisent comme actes islamophobes «des fermetures de mosquées clandestines, des expulsions d’individus impliqués dans des entreprise terroristes». Isabelle Kersimon accusait aussi le CCIF d’entretenir une «victimisation confessionnelle […] [qui] peut conduire des jeunes gens fragiles à penser que […] tout le monde les déteste […] et que contre ça il reste à prendre les armes».
Le jeu des Frères Mulsumans
La journaliste, robe à fleurs et foulard rouge, est appelée à la barre. La présidente rappelle que le CCIF s’estime diffamé car on l’accuse de renier les valeurs fondamentales de la République, de diffuser des statistiques pas fiables et de faire le jeu des Frères Musulmans, voire de jouer un rôle dans la radicalisation des djihadistes. «Je ne nie pas qu’il existe une islamophobie réelle mais je la circonscris aujourd’hui de façon plus précise que [le CCIF]», explique-t-elle.
Elle détaille des actes comptabilisés à tort comme islamophobes par l’association, notamment l’expulsion de personnes originaires de Turquie membres du mouvemement Kaplan, «qui prône la violence et terrorisme», l’expulsion d’un imam radical, la fermeture d’une mosquée pour des prêches jugés antisémites et le refus d’attribuer la nationalité française à un homme en raison de sa pratique radicale de la religion. L’huissier lui demande à plusieurs reprises de ralentir son débit, dont la greffière peine à suivre le rythme.
«Le CCIF a orchestré une certaine vision de la France […] qui aurait une haine ontologique des musulmans dans leur globalité.»
Isabelle Kersimon cite l’ouvrage Les Musulmans en France, de Sylvie Taussig et Bernard Godard, spécialiste de l’islam en France. «Bernard Godard dit qu’il existe un lien intellectuel entre les Frères Musulmans et Tariq Ramadan, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et le Conseil européen pour la fatwa et la recherche (CEFR), dirigé par Yûsuf al-Qaradâwî.» Elle rappelle ensuite que le site de l’UOIF comprend un lien vers celui du CCIF, que Tariq Ramadan a été invité au gala du CCIF et que l’association a demandé sa remise en liberté alors qu’il était en détention provisoire, accusé de viol.
Pour Isabelle Kersimon, «le CCIF a orchestré une certaine vision de la France […] qui aurait une haine ontologique des musulmans dans leur globalité. Ce discours-là peut conduire des jeunes gens fragiles à s’embrigader et à conduire des combats armés». Elle évoque également «un texte de 2013 publié [par le CCIF] sur Facebook, où la laïcité était présentée comme quelque chose d’islamophobe et une porte d’entrée à tous les racismes». La journaliste répond ensuite –plutôt sèchement– aux questions de l’avocat des parties civiles, Me Suffern. Richard Malka, l’avocat d’Isabelle Kersimon, lui fait discrètement signe de ne pas trop s’énerver.
Association de défense des droits de l’Homme
C’est au tour de Jawad Bachare, directeur du CCIF depuis 2019 et partie civile, d’être appelé à la barre. Costume sombre, barbe taillée à la serpe, il esquive un certain nombre de questions, rappelant qu’il ne dirige l’association que depuis cette année, et invitant le tribunal à interroger son avocat. Il défend la méthodologie du CCIF qui, à la différence du ministère de l’Intérieur, ne comptabilise pas que les plaintes et mains courantes (mais aussi des contentieux, témoignages, etc.)
Pour lui, les affirmations d’Isabelle Kersimon sur le discours «victimaire» du CCIF et son lien avec la radicalisation «participe à la délégitimation du CCIF, alors que nous sommes une association de défense des droits de l’Homme» qui n’a pas pour constitution le Coran mais «la loi française». Il assure prôner «l’égalité pour tous et pour toutes» et «la liberté de porter ou ne pas porter le voile». Quelle est la position du CCIF sur Tariq Ramadan? «Nous avons rappelé les règles de droit mais pas appelé à sa libération, c’est à lui de s’expliquer [devant la justice]». Un communiqué en ce sens a pourtant été diffusé.
Le directeur du CCIF assume «[contester] les lois qui entravent les libertés individuelles» comme celles de 2004 et de 2010. S’appuyant sur une étude de deux chercheuses de Stanford, il affirme que la loi de 2004 sur les signes religieux engendre une discrimination dans l’accès à l’éducation basé sur l’appartenance religieuse. Me Malka attaque ensuite les prises de position du CCIF et de son ancien porte-parole, Marwann Muhammad, sur les attentats terroristes. Suite à l’attentat contre le Musée juif de Belgique, à Bruxelles en juin 2014, le CCIF avait écrit dans un communiqué aux tonalités complotistes: «Un acte de violence marginal sert de prétexte à la mise en cause d’une communauté entière. […] Le suspect dans la tuerie de Bruxelles a été arrêté “par hasard” [avec] sur lui les armes utilisées ainsi qu’une opportune confession vidéo.»
L’avocat s’interroge aussi sur le soutien apporté par le CCIF à Rachid Abou Houdeyfa, suite à une perquisition dans le cadre de l’état d’urgence. L’imam de Brest avait déclaré dans un prêche: «Le hijab c’est la pudeur, et sans pudeur, la femme n’a pas d’honneur, et si la femme sort sans honneur, qu’elle ne s’étonne pas que [les hommes] abusent de cette femme-là.» Pour Jawad Bachare, la seule question qui se pose c’est de savoir si la perquisition était justifiée ou non. Me Malka s’étonne que cette perquisition soit comptabilisée comme acte islamophobe et fasse l’objet d’un communiqué évoquant un «délit d’opinion». «Vous êtes pour le droit de M. Houdeyfa d’exprimer son opinion mais contre celui de Mme Kersimon [à faire la même chose]», remarque l’avocat.
«On a invité des salafistes, ça ne veut pas dire qu’on partage leurs idées»
Le premier témoin des parties civiles de prendre la parole. Samy Debah, en costume sombre lui aussi, est l’un des fondateurs du CCIF et a été son président de 2003 à 2017. Ce professeur d’histoire-géographie est aussi l’initiateur de la plainte contre Isabelle Kersimon. Il aborde spontanément la question de la proximité entre l’association et les frères Ramadan. «[Nous devons] discuter, travailler, échanger avec tous les acteurs des luttes contre les discriminations islamophobes. Est-ce que connaître des gens fait de vous une émanation de ces gens? […] Notre [gala] vise à inviter des gens qui vont apporter un soutien financier au CCIF […] [avec] des personnalités connues et populaires. […] On a invité des prédicateurs salafistes, soufis, etc. Ça ne veut pas dire qu’on partage leurs idées», assure Samy Debah.
Interrogé sur le caractère diffamatoire des accusations de proximité avec la mouvance des Frères Musulmans, il réplique que ces propos sont erronés et mettent l’association en danger, car les Frères Musulmans sont interdits dans plusieurs pays et accusés de terrorisme. «Notre porte-parole a [déjà] eu son mur tagué, nous avons reçu des menaces, notre porte a été fracassée avec nos salariés à l’intérieur.» Debah conteste défendre la supériorité des lois de la communauté musulmane: «C‘est vers la loi de la République qu’on se tourne.» Et rappelle le statut de membre consultatif de CCIF au sein de plusieurs organisations internationales.
«Nous enfermer dans cet islam-là, c’est creuser notre tombe.» Nasser Ramdane Ferradj, fondateur du Collectif des musulmans progressistes et laïques
Le débat dévie sur les financements de l’association. «Nous avons un budget d’environ 500.000 euros annuels, divisé entre des milliers d’adhérents et de donateurs. […] Nous avons [aussi] été financés par l’Union européenne sur des projets contre l’islamophobie. […] Un dîner comme [notre gala] nous rapporte environ 150.000 euros.» Me Malka rappelle que le CCIF a été financé par l’Open Society Foundation de George Soros. L’avocat critique le milliardaire avec une violence surprenante.
Maître Malka poursuit: «Vous dites défendre des principes mais vous comparez la situation des musulmans en France aujourd’hui à celle des Juifs dans les années 1930.» Samy Debah assume: «C’est le même discours». Me Malka attaque: «Quand il y a une tuerie de juifs, vous n’avez pas un mot [pour les victimes]. Sur Merah, Marwann Muhammad [juge que] ce n’est pas un vrai sujet et sur Nemmouche il parle de violence marginale. […] Vous défendez des imams qui appellent au viol des femmes [mais] pas des victimes juives».
Une bénévole du CCIF est entendue comme témoin des parties civiles. Elle rappelle qu’une minorité de personnes victimes de discrimination portent plainte, ce qui explique selon elle les chiffres plus élevés du CCIF, et affirme que les actes comptabilisés à tort comme islamophobes par le CCIF sont minoritaires. Suit l’unique témoin de la défense, Nasser Ramdane Ferradj, ancien membre de SOS-Racisme et ancien maire adjoint (PS) de Noisy-le-Sec. Il attaque violemment le CCIF et cite une tribune qu’il avait écrite dans Libération: «Nous enfermer dans cet islam-là, c’est creuser notre tombe.»
Deux modèles de société s’opposent
L’avocat du CCIF, Me Suffern, commence sa plaidoirie. «Je suis moi-même d’origine juive. […] Il y a des ressemblances assez fortes entre la situation des musulmans [aujourd’hui] et celles des Juifs dans les années 1930.» Il défend les statistiques du CCIF, car celles du ministère de l’Intérieur ne prennent en compte que les plaintes, et que les victimes ne portent pas toutes plainte.
Me Suffern souligne que le co-auteur d’Isabelle Kersimon, Jean-Christophe Moreau, s’est désolidarisé d’une partie des propos tenus par celle-ci depuis la sortie du livre.
«Une loi pour interdire le voile islamique à l’école peut être considérée comme islamophobe.» Me Suffern, avocat du CCIF
Il rappelle la critique faite à la France par le Comité des droits de l’homme de l’Onu dans l’affaire Baby-Loup, et l’étude de Stanford sur l’impact de la loi de 2004. «Une loi pour interdire le voile islamique à l’école peut être considérée comme islamophobe», défend-il. Il soutient le caractère diffamatoire de l’assimilation du CCIF aux Frères Musulmans, mal vus en France. Enfin, il accuse Isabelle Kersimon d’invalider l’ensemble des statistiques sur la base d’une minorité d’actes controversés ou comptabilisés à tort.
La procureure prend la parole et juge qu’aucun des passages attaqué par le CCIF ne peut être considéré comme diffamatoire, en ce qu’il imputerait à tort un fait précis et serait attentatoire à l’honneur ou à la réputation. Elle demande donc la relaxe pour Isabelle Kersimon et Mathieu Gallet.
Me Ader reprend cette idée dans sa courte plaidoirie avant d’asséner aux parties civiles «Les musulmans vont se sentir exclus avec un tel discours, ce n’est pas ça la République!» Les responsables du CCIF s’énervent: «Vous ne me parlez pas comme ça!». «Je vous parle comme je veux!», surenchérit l’avocat. La tension retombe après une intervention de la présidente.
«Cette procédure est abusive à tous points de vue»
Me Malka entame la dernière plaidoirie de la journée. «J’ai été un peu choqué [que Me Suffern] parle de sa religion et qu’on en fasse un élément de plaidoirie. On n’en a rien à faire que vous soyez de telle ou telle religion, c’est ça la France.»
«L’antiracisme, ce n’est pas le voile islamique et la mise en cause de la laïcité.»
Il accuse ensuite le CCIF d’avoir intenté une procédure-bâillon. «Toute personne qui ne pense pas comme le CCIF est [jugée] islamophobe, quand les campagnes de lynchage ne marchent pas,on attaque en justice. […] Vous ne ferez pas taire M. Ferradj et Mme Kersimon à coup de procédures judiciaires.» La plaidoirie ne semble pas intéresser Me Suffern, qui consulte son téléphone portable et ricane, suscitant l’ire de Me Malka et une autre intervention de la présidente.
L’avocat accuse: «Pour le CCIF, l’État français serait raciste, la laïcité [française]. […] justifierait presque le racisme.» Il revient sur les réactions du CCIF et de Marwan Muhammad aux attentats. «On vous transforme par un langage victimaire les victimes en bourreaux et les bourreaux en victimes.» Il termine: «L’antiracisme, ce n’est pas le voile islamique et […]la mise en cause de la laïcité. Cette procédure est abusive à tous points de vue». Il est 23 heures passées lorsque, après une dernière intervention d’Isabelle Kersimon, la présidente fixe le délibéré au 18 juin.
Au terme de ce procès perdu, le CCIF a choisi de faire appel, le second procès devrait se tenir en novembre 2020.
A noter que le CCIF a déja perdu en appel une affaire similaire. Le CCIF qui avait porté plainte après une interview accordée par la journaliste à l’ hebdomadaire Le Point
Sinon, le procès intenté par un militant-sur-FB du #CCIF contre Le Point et moi : débouté en appel. Ça, c'est fait. L'autre procès en appel intenté contre moi par le CCIF se déroulera en novembre.
— Isabelle Kersimon (@KersimonIsa) May 27, 2020