Si le confinement a permis à nombre d’entre nous de revoir leurs priorités de vie, il est maintenant temps de passer à l’acte pour retrouver du sens, de changer de vie pour changer la vie
Tribune publiée sur le site lemonde.fr, le 03 07 2020
Tribune. Retour sur le confinement. Enfermés comme des lions en cage, souvent dans des espaces trop petits, nombre de gens se sont dit : « Cette fois, ça y est, c’est décidé, je change de vie, je quitte la ville, je me suis fait piéger une fois, je ne me ferai pas avoir une deuxième ». Pour beaucoup, ce fut plus qu’une prise de conscience, un déclic et même un véritable électrochoc : « Je suis là mais qu’est-ce que je fais vraiment là ? », « Je suis là, dans cette ville, dans cette vie, mais contraint et forcé par la nécessité économique ou autre ; sans y être vraiment dès lors, car ce n’est pas ma vie, pas celle que je voudrais réellement avoir, et je suis sans doute en train de passer à côté de cette vraie vie qui attend toujours, quelque part ailleurs, que je me décide enfin à venir la vivre… Cependant, où m’attend-elle donc, cette vraie vie ? Où donc n’a-t-elle pas encore commencé ? Paradoxe et perplexité : où suis-je donc moi-même si je ne suis pas réellement ici ? Et qui suis-je donc vraiment, dès lors qu’ici, de toute évidence, je ne suis pas moi-même ? ».
Ainsi, la question qui s’est invitée avec force dans nombre d’esprits pendant le confinement, et qui ne les a plus quittés, est celle de « ma juste place dans le monde ». La place où je vais pouvoir m’accomplir et servir : me découvrir, me trouver, et contribuer à la société, à son changement, de manière d’autant plus réelle, puissante, féconde, qu’alors je m’avancerai vers les autres, et agirai avec eux à partir de ma véritable singularité, de ma vocation propre enfin identifiée et exploitée.
Trouver sa juste place
A l’inverse, le drame de trop d’existences contemporaines, aliénées à des occupations sans lien avec leur propre Etre essentiel, avec leur soif d’essentiel, est de rester dissociées, schizophrènes, perpétuellement divisées entre le dedans et le dehors. Et, leur moi social ne prenant pas racine dans les ressources du moi profond, elles se retrouvent dévitalisées, complètement impuissantes dans des sociétés où, étant à la fois déracinées et hyper exposées, elles seront fatalement si fragilisées qu’elles deviendront des victimes sans défense pour toutes les dominations.
Car dans ces conditions l’individu ne peut se protéger qu’à partir des trop faibles forces de son « petit moi », là où il lui faudrait, pour résister et créer, disposer de l’énergie spirituelle de son moi profond ou Etre essentiel… Le problème a d’autant moins d’issue que la méchanceté du système en place est non seulement de provoquer cette dissociation – il divise les âmes pour mieux régner sur elles sans partage – mais de l’aggraver toujours plus.
Le drame de trop d’existences contemporaines, aliénées à des occupations sans lien avec leur soif d’essentiel, est de rester dissociées.
De là, la prise de conscience qui s’est propagée pendant et depuis le confinement que l’urgence personnelle majeure est de se réaligner, de se remettre d’accord avec soi. Les injonctions à continuer de travailler pendant la période (télétravail), puis à « travailler plus » au sortir de la même période, pour relancer l’économie, se sont de ce fait heurtées à une vigueur de résistance nouvelle, en forme de réaction de survie existentielle.
Face à un système qui ne semble préoccupé que de « faire fonctionner » les individus dans sa grande machine, sans interruption ni ralentissement et coûte que coûte, au prix de n’importe quelle souffrance et jusqu’à la rupture, beaucoup ont dit « non » en voyant soudain le danger mortel pour eux-mêmes d’être ainsi traités comme des rouages ou des pions, et se sont engagés à ce moment-là envers eux-mêmes, solennellement, dans le silence d’un grand face-à-face avec soi, à inverser leurs priorités de vie pour en reprendre au moins une certaine maîtrise. En ne collant plus peureusement à des standards matérialistes et libéraux de réussite et de performance, mais en sautant le pas, pour se lancer dans le vide, le risque ou l’aventure, vers « la zone du dehors », dirait Damasio.
Et pour cela – pour ne pas s’élancer tout de même n’importe comment, ni n’importe où – en commençant par réapprendre à entendre, au fond de soi, la petite voix jusque-là étouffée, tuée dans l’œuf, d’aspirations à l’accomplissement personnel dans un mode de vie et des activités qui soient spirituellement nourricières, parce que justement elles nous mettent en lien avec nous-mêmes, mais aussi avec les autres ou avec la nature. Trois liens qui sont spirituels, sans référence à la religion, parce qu’ils ouvrent l’individu à plus grand que soi : la transcendance de son propre Etre essentiel, la transcendance du service d’autrui (à travers des métiers et engagements sociaux, solidaires, humanitaires), la transcendance de la nature (la grande cause écologiste).
Prendre soin du triple lien
Voilà les directions dans lesquelles, déjà, certains ont entrepris de changer de vie. C’est l’instinct ou l’intuition vitale qui recommence à parler : chacun sent bien que, dans ce monde de la division généralisée, ce sont nos liens qui sont en souffrance, nos liens qui vont nous aider à retrouver du sens, et en particulier le soin que nous allons prendre soin du triple lien (à soi, aux autres, à la nature) qui va nous permettre de remplir notre part personnelle du plus grand défi collectif qui nous attend maintenant à l’échelle planétaire : réparer ensemble le tissu déchiré du monde.
Une révolution s’annonce de ce côté-là. Encore à bas bruit, mais ce confinement aura joué, à cet égard, le rôle d’accélérateur de conscience et de décision. Pour nombre d’existences, il aura été l’opportunité douloureuse et heureuse à la fois d’un rendez-vous avec soi. En nous forçant à nous arrêter, ou à continuer dans des conditions pénibles, il aura été pour bien des vies une épreuve de vérité.
Il sera sur cette base, j’espère, l’occasion pour le plus grand nombre de ces gens qui ont eu un déclic de passer à l’acte, de changer de vie pour changer la vie. Et pour cela, d’aller créer quelque part un authentique espace d’existence réellement personnelle, un espace d’authenticité, d’accord avec soi, de liberté et de créativité, de partage et de service.
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Mais cela sera d’autant plus difficile que le système en place tolère très mal qu’on s’évade de son ordre établi et de ses sentiers balisés. Il tente d’exercer un contrôle de plus en plus total et hégémonique sur des individus toujours plus pressurés, profilés, tracés. Ce que je conseille aux candidats à l’évasion, par conséquent, est de ne pas se lancer seuls dans l’aventure du changement de vie. L’union fait la force, comme toujours.
Le système en place tolère mal qu’on s’évade de son ordre établi et tente d’exercer un contrôle hégémonique sur des individus pressurés, profilés, tracés.
Concrètement, cela veut dire que ce qui va redevenir d’actualité, c’est la notion de communauté. Pas au sens sectaire ou fermé, sur le mode « on se coupe du monde ». Mais au sens de la mise en place d’un écosystème – communauté d’existence ou communauté de projet – pensé et construit sur le mode collaboratif et en vue de réaliser un triple maximum : le maximum d’accord pour chacun entre ce qu’il est et ce qu’il fait ; le maximum d’apport pour chacun, de ce qu’il est et de ce qu’il fait, au service de la même possibilité pour les autres membres de la communauté ; le maximum de rayonnement de chaque communauté, comme petite centrale nucléaire d’énergie spirituelle, en direction du « grand monde », c’est-à-dire de la transformation globale des sociétés et de la civilisation – vers un nouveau paradigme qui sera précisément celui de la vie bien reliée. Agir local pour agir global. Se donner un terrain de développement concret – l’échelle et l’espace de la communauté d’action – pour y cultiver ensemble la force de se projeter utilement, puissamment, vers le plus vaste extérieur qui soit en continuant de participer, par son métier, ses divers engagements, à l’invention d’un nouveau monde.
Voilà ce dont la crise, j’en suis persuadé et je l’observe, est en train d’accoucher. D’une sorte d’exode rural inversé, non pas au sens où tout le monde repartirait à la campagne (bien que pour beaucoup, ce soit la solution envisagée), mais au sens où la phase d’agglomération de tous dans l’uniformité du même mode de vie imposé d’en haut par le système est en passe de céder la place à une réalité qui regagne de la diversité, parce que les individus retrouvent aussi bien le sens de l’autonomie que celui de la collectivité concrète, de la zone autogouvernée où, sans faire sécession vis-à-vis de l’Etat et des pouvoirs, sans passer forcément par la désobéissance civile, on expérimente de manière pragmatique et progressive la possibilité de l’autodétermination, en se donnant un objectif très simple : se trouver en se retrouvant, avec soi, avec les autres, avec la nature, dans une vie qui a de l’énergie et du sens.
Abdennour Bidar, philosophe, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, agrégé de philosophie, est l’auteur de nombreux ouvrages dont Les Tisserands : réparer ensemble le tissu déchiré du monde (Les Liens qui libèrent, 2018), Libérons-nous ! Des chaînes du travail et de la consommation (Les Liens qui libèrent, 2018), Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? (Albin Michel, 2016).