A première vue, leurs pudeurs peuvent sembler paradoxales. Les plus farouches défenseurs de la laïcité, d’habitude prompts à dénoncer les dangers de la montée de l’islam radical, n’ont qu’une peur lorsque l’on évoque avec eux les réformes gouvernementales à venir : que l’Etat se mêle trop des affaires des musulmans. L’affaire est dans l’air depuis que L’Opinion, le 5 novembre dernier, a dévoilé la réforme de la loi de 1905 envisagées par Emmanuel Macron, qui pourraient concerner près d’un tiers des articles de la loi qui a instauré en France le régime de laïcité : séparation des Eglises et de l’Etat, neutralité de la puissance publique.
Le volet le plus important de la réformede la loi 1905 concerne le contrôle et le financement des associations religieuses. En effet, nombre d’associations musulmanes sont inscrites comme associations de loi de 1901, afin d’éviter les obligations de transparence imposées aux associations régies par la loi de 1905. Pour les inciter à s’inscrire comme associations cultuelles, le gouvernement prévoit de faciliter leur financement, en revenant sur la loi qui interdit aux groupes religieux d’investir dans l’immobilier pour en tirer des revenus… et également de recevoir des aides de l’Etat « pour réparations et rénovation énergétique« .
En échange de ces facilités, la puissance publique veut soumettre les associations cultuelles à un contrôle strict, et notamment limiter le financement des mosquées par des puissances étrangères. La rivalité entre l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et les pays du Maghreb qui investissent dans les mosquées en France est fréquemment désignée comme l’une des causes principales de l’implantation du salafisme dans l’Hexagone.
Non au « deal » entre Etat et religions
Mais si l’intention est louable, les moyens font tiquer les laïques. « S’il s’agit de vérifier la provenance des fonds, cela ne pose pas de problème en soi, admet Jean-Pierre Sakoun, président du Comité laïcité République (CLR). Mais si cela implique de trouver un système de financement des cultes par le public, voilà qui est beaucoup plus problématique. » Pour lui, « ce n’est pas parce qu’on assèche le financement étranger des cultes que l’on doit faciliter des moyens de financement actuellement très contrôlés par la loi. » Pierre Juston, doctorant en droit public en pointe sur les questions de laïcité, se dit « sceptique : si certaines mesures de renforcement de police des cultes et de transparence financière s’envisagent parfaitement dans le contexte actuel, cela semble être présenté davantage comme une sorte de ‘deal’ et donc de concessions mutuelles« . Une logique de négociations d’intérêts qui entre pour lui en contradiction avec la neutralité de l’Etat dans ces questions. D’ailleurs, pour l’ancien Grand maître du Grand Orient de France Philippe Foussier, la question du financement des cultes ne nécessite pas de changer la loi, les dispositions juridiques actuelles étant suffisantes. « Aujourd’hui, les collectes et dons des fidèles pourvoient largement aux nécessités du culte« , estime le franc-maçon.
Quelle ingérence pour la formation des imams ?
Autre volet sensible, la formation des imams : l’Etat doit-il s’impliquer dans la sélection de responsables religieux ? Cela remettrait en cause sa neutralité. Mais ne pas intervenir, c’est risquer de laisser le champ libre aux radicaux… Le problème semble relever de la quadrature des cercles. D’après Pierre Juston, qui n’hésite pas à reconnaître que l’importation en France par des puissances étrangères d’imams relayant « une idéologie antirépublicaine dangereuse » est « un problème majeur« , ces difficultés « ne sauraient être des justifications suffisantes pour accepter une ingérence de notre Etat laïque dans cette religion plurielle« . La solution contre les prêcheurs radicaux ? « Des moyens concrets pour appliquer la loi de 1905 et son article 26, par exemple, qui interdit la tenue de réunions politiques dans les locaux cultuels ; de véritables moyens donnés à la police du culte, aux forces de l’ordre et aux services de renseignements qui ne peuvent faire face à cette grave crise« , argumente le juriste.
La réforme de l’islam de France, « une forme de paternalisme » ?
Les réflexions actuelles du gouvernement sont le reflet d’un échec : celui du Conseil français du culte musulman (CFCM), association fondée en 2003 par Nicolas Sarkozy et ayant vocation à représenter les musulmans de France. Il est aujourd’hui désavoué, rongé de l’intérieur par les querelles entre les représentants des différents pays d’origine des pratiquants de l’islam, et jugé tout aussi incapable d’établir un dialogue avec les musulmans que de faire émerger des représentants d’un islam « éclairé ». D’après Philippe Foussier, l’expérience du CFCM prouve que « la manière dont la puissance publique se mêle de l’organisation du culte musulman relève d’une forme de paternalisme » voué à échouer. Mais l’islam, religion profondément décentralisée, divisée entre plusieurs variantes nationales, travaillée par des courants radicaux, n’impose-t-elle pas des réalités spécifiques dont la République de 2018 devrait tenir compte ? L’ancien Grand maître du GODF reste ferme : « C’est aux cultes de s’adapter aux règles républicaines, il n’y a pas de négociation ni de transaction à concevoir. La République n’a pas à s’instituer en autorité théologique pour décerner des labels à tel ou tel culte. » Pour s’en convaincre, il invoque l’exemple du protestantisme, qui n’a « pas de véritable hiérarchie, des courants très divers » mais parvient tout de même à « s’organiser lui-même sans recourir à l’interventionnisme de la puissance publique. »
Même prudence chez les autres laïques, soucieux comme Jean-Pierre Sakoun de « ne pas expliquer à des croyants ce qu’ils doivent faire« . Ainsi, l’idée d’une formation des imams par l’Etat est accueillie avec hostilité, le risque d’une absence de crédibilité des chefs religieux auprès des musulmans étant pointé du doigt, à l’instar des « prêtres jureurs » (membres du clergé catholique ayant accepté de prêter serment à la constitution civile du clergé) de 1790. Plus largement, la grande peur des partisans de la laïcité, par ailleurs échaudés par certains signaux donnés par Emmanuel Macron et sa majorité, est l’émergence d’une forme de concordat avec l’islam, et l’ouverture d’une « boîte de Pandore dans laquelle s’engouffreraient les autorités religieuses pour discuter de beaucoup plus de choses que ce qui était prévu au départ. » Il faudrait donc… laisser l’islam aux musulmans, d’après Pierre Juston. « Un concordat avec une quelconque religion serait un grave retour en arrière. La loi n’a pas à s’adapter à un dogme, fût-il celui des Jedi de Metz ou de l’islam, c’est justement la force de notre principe de laïcité que d’être aveugle aux spécificités cultuelles pour les traiter à égalité. » Et de reprendre le vieux rêve de Victor Hugo, « l’Eglise chez elle et l’Etat chez lui« , une phrase prononcée en 1850… à une époque où ni l’islam ni l’ordre des Jedi de Metz ne pratiquaient leur culte dans la République française.