ENTRETIEN – Dans un grand entretien, l’ancienne journaliste Chantal de Rudder raconte l’histoire conjointe du voile et de l’Iran et souligne l’immense paradoxe de la gauche française, qui, tout en se battant pour la liberté des femmes, refuse de comprendre la vraie signification de cet étendard de l’islamisme
Article par Eugénie Boilait, p
Chantal de Rudder a été rédactrice en chef du Nouvel Obs. Elle est l’auteur d’une enquête internationale sur la diffusion du voile dans le monde: Un voile sur le monde (Éditions de l’Observatoire, 2021). Elle a mené son enquête dans plusieurs pays, dont l’Iran.
Le Figaro. – Que se passe-t-il en Iran depuis quelques jours ? Quelle est la signification du voile en Iran ?
Chantal De Rudder. – Le voile semble être la pierre angulaire du régime des mollahs. Quand les gens croient qu’il s’agit d’un simple vêtement religieux, ils se trompent. Là-bas, tous les retournements politiques ont eu lieu autour du hijab. Ironiquement, le tchador a fait des femmes iraniennes le moteur de l’histoire de leur pays! Pour preuve, les manifestations qui secouent l’Iran aujourd’hui.
La police des mœurs, qui est instituée depuis que la République islamiste existe, c’est-à-dire depuis 1979, a arrêté une fille dans la rue et lui a trouvé une mèche de cheveux un peu trop décollée de son tchador. Elle l’a emmenée «discuter» au commissariat et la jeune fille de 22 ans est ressortie sur un brancard. Elle était jeune, ravissante, elle avait la vie devant elle et elle est morte.
En réponse à ce drame, les officiels se sont donné la peine d’inventer un scénario. On les entend dire qu’il faut attendre les conclusions de l’autopsie car la jeune femme aurait toujours eu des problèmes de santé. En réalité, les médecins urgentistes qui l’ont reçue ont confirmé la violence: elle avait reçu, à son admission, 21 coups sur le crâne.
Leurs mensonges témoignent-ils d’une inquiétude ?
Certainement. De même que la folie répressive du régime, qui a déjà fait des dizaines de morts depuis le début des manifestations actuelles.
La révolution iranienne de 1979 a démarré avec des filles qui ont enfilé le tchador comme un uniforme de combat contre le shah. Dans les années 30, le père de Mohamed Reza, très influencé par Atatürk (ancien président de la République de Turquie, ndlr) et sa laïcité autoritaire, interdit le voile qui disparaît petit à petit. Dans son sillage, le nouveau roi bouleverse le statut des femmes. En 1967, il ordonne la liberté de divorcer, le droit d’obtenir la garde des enfants, l’abolition de la répudiation, la réglementation de la polygamie, etc.
Si la dynastie Palhavi était attentive aux droits des femmes, elle était en revanche très peu sensible aux droits de l’homme. J’ai été très étonnée de constater que les Iraniens gardaient un plus mauvais souvenir de la SAVAK, la police du shah, que des pires exactions de la mollahcratie. Le géographe Bernard Hourcade, qui s’était installé en Iran en pleine période révolutionnaire, avait été frappé par la manière dont les Iraniennes avaient utilisé le tchador contre le régime du shah: «En Iran, les femmes ont été un acteur majeur de la Révolution par la masse qu’elles représentaient. Elles étaient parfois cinq cent mille à manifester. Visuellement, le résultat de cette marée de voiles noirs avait une sacrée gueule !». «Le tchador a été le vêtement révolutionnaire par excellence» avait-il ajouté. L’émancipation accordée par le shah faisait que les femmes ne craignaient plus de descendre dans la rue. Interdit par la dynastie Palhavi, le tchador était alors un simple signe de ralliement contre la monarchie. Les femmes le portaient pour manifester, même si elles étaient contre le voilement. La plupart pensaient d’ailleurs qu’elles ne le porteraient plus après la chute du shah…
«La République islamique a réussi à faire du voile archaïque une affirmation identitaire décomplexée, une mode de winners, un objet d’avant-garde!» Chantal de Rudder
Que se passe-t-il quand Khomeyni arrive en mars 1979 ?
L’ayatollah avait très bien compris le parti qu’il pouvait tirer de la colère des Iraniennes, leur affirmait qu’elles avaient le devoir religieux de se mêler de politique, leur parlait même d’égalité entre les sexes ! Dès qu’il rentre d’exil, il change radicalement et leur fait perdre toutes les libertés qu’elles avaient acquises sous le shah. Le 7 mars 1979, il constitutionnalise le voile. Le voilement devient loi, pour la première fois au monde. Le lendemain, le 8 mars (jour qui pourtant ne se fête pas en Iran), les femmes sont sorties dans la rue, échevelées et le pouvoir a dû reculer. Il a alors changé de stratégie, procédant par pallier. Cela a commencé par l’obligation du voilement dans les officines d’État. Au bout de deux ans, le voile était devenu obligatoire partout et pour toutes, dès l’âge de 9 ans, musulmanes ou non. En faisant du voile -jusque-là coutumier ou traditionnel- une «partie intégrante de l’État de droit», Khomeyni lui a conféré une modernité qu’il n’avait pas jusque-là. Il l’a anobli, en quelque sorte, aux yeux du reste du monde musulman. Les conséquences de la loi sur le voilement sont immenses. La République islamique a réussi à faire du voile archaïque une affirmation identitaire décomplexée, une mode de winners, un objet d’avant-garde!
En 1980, la guerre Iran Irak commence. Cet événement a été vécu comme la guerre de 14-18 pour nous. Durant cette période, faute de bras, le pouvoir a été obligé d’envoyer les femmes au travail, avec une condition sine qua non: être voilée. Le voile devient alors – malgré lui- vêtement émancipateur, uniforme de la femme active. La nécessité économique dans laquelle se trouvait le gouvernement l’a obligé à conférer au tchador la capacité de bousculer la tradition la plus patriarcale, le confinement et la dépendance financière des filles.
Dans cette nation de femmes opprimées, à qui de nombreux droits ont été retirés par les mollahs, elles sont pourtant passées de 7,6 enfants en moyenne par femme dans les années 70 à 1,7 aujourd’hui! Comme elles ont eu accès au savoir, y compris religieux, elles réclament d’interpréter à leur tour le Coran et la Charia, jusque-là chasse gardée masculine. C’est là-bas qu’est né le féminisme islamique.
La mollahcratie, malgré tous ses efforts n’a pas réussi son coup. Ce n’est pas la religion qui domine en Iran, mais le clergé. Bernard Hourcade, que je citais tout à l’heure, affirme que la greffe n’a pas pris: «Au bout de quarante ans d’expérience de l’utopie islamiste, les Iraniens sont persuadés que l’Islam n’est pas la solution !». Aujourd’hui, le pouvoir iranien s’appuie sur la police des mœurs et les gardes verts contre sa population. À plusieurs reprises, les Iraniens sont descendus dans la rue pour protester contre le trucage des élections, la corruption du pouvoir, en vain. L’Occident regarde ailleurs, les abandonne à la répression féroce du régime.
«Les Iraniens ne supportent plus les élections truquées et le risque de mourir à chaque manifestation. Le nombre d’athées que j’ai rencontrés en terre d’Islam révolutionnaire est impressionnant.» Chantal de Rudder
Il faut saluer le courage des femmes iraniennes. Les mères avaient enfilé le tchador de la contestation contre la brutalité des Palhavi et l’occidentalisation obligatoire. Leurs filles retirent ce voile avec superbe contre la mollahcratie, et l’islamisation à la schlague. Cette nouvelle génération de femmes anti-voile, les Iraniens l’appellent avec humour «les filles de la Révolution», laquelle semble n’avoir donné naissance qu’à un désir irrépressible de liberté. Les filles se sont d’abord montrées sur Facebook «détchadorisées». Puis, certaines , ont osé affronter la rue cheveux au vent. Elles se sont ensuite postées sur des ronds-points pour mieux se faire voir. Et elles ont été violemment réprimées. Alors que le non-port du hijab était, en principe, puni par 6 mois ou un an de prison, les femmes écopent aujourd’hui de 20 ou 30 ans d’enfermement dans la prison d’Evin, l geôle des prisonniers politiques! Le slogan que l’on entend dans les dernières manifestations, je ne l’ai jamais entendu auparavant: «À mort le dictateur !».
Comment l’expliquez-vous ?
Par un ras-le-bol de ce soi-disant régime islamique, austère, corrompu, injuste et brutal qui a conduit le pays dans le mur, l’isolement et les difficultés économiques. Les Iraniens ne supportent plus les élections truquées et le risque de mourir à chaque manifestation. Le nombre d’athées que j’ai rencontrés en terre d’Islam révolutionnaire est impressionnant. Les dirigeants iraniens ont véritablement réussi quelque chose que je ne pensais pas possible chez les musulmans pour qui l’apostasie est un crime puni de mort. Longtemps, dissimulées sous leur tchador comme dans un cheval de Troie, dans le seul pays au monde où les femmes doivent se battre pour récupérer des droits qu’elles avaient acquis, les Iraniennes ont tenté d’obtenir gain de cause patiemment, à leur rythme.
C’est fini. Pour la première fois, les jeunes femmes qui brûlent leur voile en place publique demandent la fin de la police des mœurs, mais aussi l’abolition de la loi du 7 mars 1979, qui les contraint à s’enfouir sous une prison de tissus ! Il faut écouter ces filles et prendre le voilement au sérieux. Ce bout d’étoffe est le produit dérivé phare de l’islamisme. Ce n’est pas un objet cultuel mais un objet politique ! Le voile n’a rien à voir avec le Coran. Ma grand-mère qui était juive le portait. Le voile était une affirmation de la soumission de la femme dans la société patriarcale et il existait bien avant le prophète Mahomet. Désormais, le voile est en plus une affirmation anti-occidentale et antidémocratique. Arrêtons de nous laisser berner par celles qui réclament des hijabs pour jouer au foot et des burkinis pour se baigner. Pas la moindre allusion au burkini, invention très récente d’une Australienne, dans le Coran…
«Les Islamistes savent tirer parti de notre éthique de la tolérance. Le voile est leur vitrine. Il est leur meilleur atout de soft politique, leur stratégie majeure pour provoquer une espèce de craquement de la société occidentale. Ils ne maîtrisent la loi qu’à leur avantage.» Chantal de Rudder
Alors qu’en Iran des femmes se battent contre cet « étendard de l’islamisme » en risquant la mort, en Occident, d’autres se battent pour le porter, affirmant qu’il s’agit d’une liberté. Comment expliquer ce paradoxe ?
Contrairement à la République islamique, les voilées de France ne risquent rien à nous déplaire. Et c’est tout à notre honneur ! En France, la République est bonne fille. On y a le droit d’être royaliste comme d’être islamiste, à condition de ne pas troubler l’ordre public et de ne pas contrevenir à la loi. Les Islamistes savent tirer parti de notre éthique de la tolérance. Le voile est leur vitrine. Il est leur meilleur atout de soft politique, leur stratégie majeure pour provoquer une espèce de craquement de la société occidentale. Ils ne maîtrisent la loi qu’à leur avantage et parlent systématiquement des obligations légales des sociétés occidentales pour mieux les piéger. Le terme d’ «islamophobie», comme les campagnes menées en son nom, est une tentative pour imposer une orthodoxie islamiste en Occident. Et une manière de rendre inacceptable toute critique de l’islam dont le voile est devenu un emblème. Le retour du voile, après une disparition de plusieurs décennies, est une réussite remarquable! Telle une muleta, «l’épouvantable chiffon», comme l’appelait Habib Bourguiba, président tunisien, est maintenant agité sur toute la planète, y compris là où on ne l’avait jamais vu auparavant. À ceux qui l’ignorent, la muleta est un leurre en tissu qui permet au matador de réaliser une série de passes et cache une épée.
Khomeyni a ardemment voulu ce voile universalisé, lui qui convoitait le rôle de chef suprême de l’Uma, par-delà le fait qu’il était chiite. «Le voile, c’est l’Uma enfin réalisé, ce rêve impossible d’el-Banna, le créateur égyptien des Frères musulmans, dit Azadeh Kian, chercheuse franco-iranienne, directrice du centre d’enseignement, de documentation et de la recherche pour les études féministes (CEDREF). Cet Uma qui n’existe pas, il existe vraiment dans les apparences à travers le voilement. C’est l’Iran qui a inspiré le voile global, celui de la modernité islamique». Khomeyni a été influencé par les Frères Musulmans, initiateurs du retour du voile. Un voile nouveau, étendard de l’islamisme politique et de la lutte contre l’influence occidentale. La civilisation arabo-musulmane ne s’est jamais remise de l’humiliation subie à cause de la colonisation et de la domination occidentale. Aucun pays musulman ne va bien!
Je suis en colère contre la gauche, moi qui suis de gauche, parce qu’en s’enfermant dans le déni, elle livre les Français musulmans aux plus radicaux. Quand je vois Clémentine Autain aller dans un bistrot arabe de Sevran pour démontrer à la caméra «Voilà, je suis bien dans le bistrot, les femmes peuvent y aller», c’est d’une telle mauvaise foi… ! La même qui aujourd’hui prend la tête d’une croisade néo-féministe et dévoie la cause essentielle des violences faites aux femmes en bafouant l’État de droit dans un tribunal interne stalinien. On ne l’a pas beaucoup entendue, elle et les autres femmes de la NUPES, à propos de la répression sanglante que subissent les Iraniennes qui luttent pour en finir avec le voile!
Cette gauche que vous décrivez, pourquoi fait-elle cela ?
C’est certes de l’électoralisme mais aussi de la tolérance très mal placée. C’est bien connu, l’enfer peut-être pavé de bonnes intentions. Toutes les avancées sociétales sont venues de la gauche, le féminisme comme l’antiracisme, je tiens à le souligner. Ce n’est pas une raison pour choisir de prendre les vessies pour des lanternes et les Islamistes pour les enfants du bon Dieu ! Je ne comprends plus ce que la gauche en tête. Certains parlent de convergence des luttes. Ça rend les choses très floues et terriblement dangereuses.
Le voile en Iran est une histoire qui nous concerne toutes et tous. L’affaire de Creil en 1989 (première affaire de voile en France) a eu lieu au même moment que la fatwa contre Rushdie. Je ne pense pas que ce soit un hasard. Voile et blasphème sont les deux mamelles de l’islamisme, un couple infernal auquel nous n’avons pas su faire front. En lançant la fatwa de mort contre l’auteur des Versets sataniques, l’ayatollah Khomeyni bâtissait l’avenir. Non seulement il démontrait sa puissance par l’indignation musulmane internationale qu’il était capable de provoquer mais il œuvrait pour la crispation de l’identité communautaire, qui s’affiche désormais à travers le voile, et le retour de la notion anachronique de blasphème. Aujourd’hui, le blasphème fait à nouveau partie du paysage mental occidental! Et Samuel Paty en est mort. Un ado élevé en France, dans les écoles de la République, pensait venger sa religion en coupant la tête de l’enseignant en pleine rue.
«Le voilement a une histoire. Il nous faut la connaître et la comprendre plutôt que nous agiter en débats hystériques pour ou contre le voile.» Chantal de Rudder
En Grande-Bretagne, aussi dingue que cela paraisse, il existe aujourd’hui 52 tribunaux qui arbitrent les affaires familiales selon la charia. Maryam Namazie, réfugiée iranienne à Londres, une sacrée bonne femme, me dénonçait le multiculturalisme anglais qui mène à une sorte de «tribalisme», dont le genre féminin fait les frais. Namazie soulignait pour moi un paradoxe qui vous a frappé vous-aussi: « L’histoire est amnésique. Pendant qu’en Iran, des femmes prennent des risques insensés pour se débarrasser du voile, ici, il y a chaque jour davantage de musulmanes qui le portent ». Ses positions sur le voile et le blasphème valent à cette militante courageuse s’il en fut d’être menacée de mort par les islamistes mais aussi d’être blacklistée dans les universités britanniques.
Gare au politiquement correct! Rappelons nous qu’il bénéficie sous le manteau de l’appui conséquent des mannes déferlantes du pétrole d’Orient depuis des décennies. Certains, comme le journaliste culturel Augustin Trapenard, n’hésite pas – en toute bonne foi- à gloser sur la sérénité retrouvée de Diam’s grâce à son abaya.
Le voilement a une histoire. Il nous faut la connaître et la comprendre plutôt que nous agiter en débats hystériques pour ou contre le voile. J’y ai consacré un livre, un quasi tour du monde et deux ans de travail. Dans mon passionnant road-trip, j’ai rencontré Ziauddin Sardar, philosophe anglo-pakistanais passé par toutes les couleurs de l’islamisme avant de devenir un laïc convaincu. Il définit notre époque comme «l’ère du post-normal», «une période d’entre-deux où rien n’est vraiment défini, pas même le chemin que nous pourrions choisir pour construire l’avenir». C’est le moment ou jamais d’écouter et soutenir les Iraniennes en lutte. Et d’espérer avec elles que le voile et ce qu’il sous-entend restera comme la seule marque de Khomeyni dans l’Histoire, quand il aura disparu.