Les contentieux des étrangers recours liés au droit au séjour représentent désormais plus de 40 % de l’activité des tribunaux administratifs. Une situation intenable.
article par Erwan Seznec publié sur le site lepoint.fr le 01 06 2022
Les chiffres seraient à peine croyables s’ils n’émanaient pas du Conseil d’État lui-même. Selon un rapport au Premier ministre, le contentieux des étrangers représente désormais plus de 40 % de l’activité des tribunaux administratifs (41,6 % exactement en 2021) et plus de la moitié de l’activité totale des cours administratives d’appel ! Ce qui devrait être une niche juridique est devenu la première charge de travail des magistrats administratifs, très loin devant les litiges liés au droit de la fonction publique et à la fiscalité, qui représentent respectivement environ 9 % et 11,5 % des affaires enregistrées par les tribunaux.
Pour le dire autrement, quelques centaines de milliers d’étrangers accaparent davantage les magistrats que 5,6 millions de fonctionnaires et plusieurs dizaines de millions de personnes physiques et morales assujetties à l’impôt.
L’embolie juridico-administrative menace. Premier responsable, et de loin, l’État lui-même. Ce ne sont pas les associations de défense des étrangers qui le disent, mais des parlementaires. Dans un autre rapport publié le 10 mai, le sénateur LR François-Noël Buffet parle d’un droit des étrangers «devenu illisible et incompréhensible sous l’effet de l’empilement de réformes successives, de procédures inefficaces», mais aussi d’un « manque de moyens des services de l’État », générant des contentieux en cascade. Dans ce dernier registre, le sénateur cite un chiffre stupéfiant. Au tribunal administratif de Montreuil, un recours sur cinq en contentieux des étrangers (21,4 % exactement) est un «référé mesures utiles» déposé dans le seul but d’être reçu en préfecture de Bobigny, ce qui est devenu presque impossible !
«C’est Kafka.» Gérard Sadik, chargé des questions d’asile à la Cimade
Tout partait d’une bonne intention. Afin de résorber les interminables files d’attente qui se formaient dès l’aube devant la préfecture de Seine-Saint-Denis, l’administration a créé un guichet électronique de prise de rendez-vous. Comme le diable se cache dans les détails, elle en a fait un point de passage obligatoire, sans tenir compte du fait que cet outil informatique fonctionnait extrêmement mal. Comme l’explique Gérard Sadik, chargé des questions d’asile à la Cimade, «des étrangers cherchant simplement à renouveler un titre de séjour, dont la situation ne devrait poser aucune difficulté, se retrouvent en situation irrégulière pour la simple raison qu’ils n’ont jamais réussi non pas à obtenir leur titre, mais à pénétrer dans la préfecture pour rencontrer quelqu’un et à déposer leur demande. «C’est Kafka». Ces étrangers n’ont d’autre solution que de saisir la justice pour être reçus. »
Lire aussi :Dématérialisation et démarches en ligne pour les étrangers : le Conseil d’Etat retoque le gouvernement
Agressivité, hargne et mauvaise foi mutuelle
«Signe d’un système qui a perdu de son sens», souligne le sénateur Buffet, beaucoup de recours «ne sont pas le résultat d’un litige avec l’administration», mais la conséquence de sa lenteur, la lourde machine étatique se montrant incapable de «traiter les demandes dont elle est saisie dans des délais raisonnables».
Exemple le plus parlant, les obligations de quitter le territoire (OQT), que l’État doit exécuter dans un délai d’un an lorsque les recours sont purgés. Il y parvient parfois. Dans les autres cas, l’administration doit reprendre une OQT, qui peut elle aussi être attaquée en justice. Pour ne rien arranger, des associations se livrent également à du harcèlement juridique, dans un climat qu’un associatif décrit comme «fait d’agressivité, de hargne et de mauvaise foi mutuelle» entre les organisations pro migrants et les pouvoirs publics.
Dernier exemple en date, six migrants, soutenus par un collectif d’associations (Human Rights Observers, Utopia 56 et l’Auberge des migrants), ont attaqué la commune de Grande-Synthe (Nord) devant le tribunal judiciaire de Dunkerque pour obtenir réparation à la suite de la perte de leurs effets personnels lors de l’évacuation d’un camp non autorisé en octobre 2021. Ils réclament chacun 1.500 euros. La mairie se refuse à toute déclaration officielle, mais un proche du maire ne cache pas son écœurement : «Ce ne sont pas les services de la ville qui ont dispersé le camp, et les associatifs le savent.» Par ailleurs, en termes d’accueil de migrants, Grande-Synthe et la municipalité voisine de Loon-Plage feraient plutôt figure d’exemples. Les deux communes voient passer depuis plus de dix ans des flux très importants de migrants. Grande-Synthe, en particulier, a fait des efforts considérables pour les accueillir dans des conditions décentes. La précédente majorité avait mis sur pied à leur intention un camp fait de quelque 300 cabanes en bois. Elles ont été incendiées en 2017, très probablement par des passeurs qui s’en disputaient le contrôle. Ces derniers sont bien plus redoutés que les forces de l’ordre par les migrants. À Loon-Plage, le dernier litige entre bandes rivales, le 22 mai 2022, s’est réglé au fusil d’assaut. Il s’est soldé par un mort et plusieurs blessés. «Ces victimes-là n’encombreront pas les tribunaux, souligne un fonctionnaire. Elles ont bien trop peur des passeurs pour porter plainte.»