L’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault a étudié les témoignages de victimes arrivés directement à la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique. Pour elle, le rappel à l’obligation systématique de signalement est un des changements structurels qui pourrait protéger les mineurs.
Propos recueillis par Cécile Chambraud et publiés sur le site lemonde.fr le 05 10 2021
Membre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique (Ciase) et directrice scientifique à la Fondation Maison des sciences de l’homme, l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault a travaillé sur les témoignages de victimes arrivés directement à la Ciase. Ces témoignages ont inspiré l’une des analyses de cette dernière, pour qui le secret de la confession ne saurait dispenser les prêtres de signaler les agressions sexuelles sur des mineurs.
De nombreux témoignages de personnes victimes sont parvenus directement à la Ciase, en plus des réponses à l’appel à témoignages. Comment ont-ils été pris en compte ?
De très nombreuses personnes victimes ont souhaité témoigner directement, en audition, devant les membres de la commission. Nous avons ainsi mené 153 auditions de victimes, conduites par des tandems sur tout le territoire français. A ces auditions se sont ajoutés plus de deux milles lettres et mails envoyés à la Ciase. Pour que ces témoignages soient entendus et surtout pris en compte dans nos recommandations, il fallait en faire le dépouillement exhaustif puis en sélectionner, avec l’accord de leurs auteurs, les verbatims les plus représentatifs. Ce que j’ai fait. Cela a permis de nourrir de paroles de victimes non seulement l’analyse fournie, mais aussi le texte même du rapport, ce qui en fait une de ses spécificités. Et si vous me demandez l’exemple le plus courageux de cette prise en compte, dans nos recommandations, des témoignages qui nous ont été confiés, c’est sur le secret de la confession. Nous ne recommandons pas la levée générale du secret de la confession, mais sa levée systématique dans le cas précis des violences sexuelles sur mineurs et personnes vulnérables. Pour une raison simple, qui en fait toute sa force : c’est la loi.
Pourquoi la Ciase affirme-t-elle, contrairement à l’Eglise catholique, que le secret de la confession n’est pas applicable dans les cas de d’agression sexuelle sur mineur ou personne vulnérable ?
L’article 434-3 du code pénal prévoit l’obligation de signalement pour quiconque ayant connaissance de privations, de mauvais traitements, d’agressions ou d’atteintes sexuelles infligées à un mineur ou à une personne vulnérable. La Conférence des évêques de France (CEF) a d’ailleurs rappelé, en 2016, le principe d’un signalement systématique des faits à la justice pénale.
Mais en parallèle, les membres de l’Eglise se réfèrent souvent à un texte datant de 1891 (et donc avant même la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905) selon lequel ils peuvent garder le secret sur les révélations qui leur sont faites en confession. On retrouve cette double logique au Vatican. En effet, le pape François a publié, en 2019, un motu proprio qui oblige à la dénonciation des faits de violences sexuelles aux autorités ecclésiastiques, parallèlement aux lois civiles, tout en réaffirmant le caractère absolu du secret de la confession.
« Les membres de l’Eglise bénéficieraient-ils d’une exception ? Nous avons conclu que non »
L’obligation de dénonciation ne s’appliquerait donc pas aux informations recueillies lors d’une confession, qui serait un temps suspendu, hors de portée de la justice des hommes. Or, en France, l’article 434-3 du code pénal s’applique à « quiconque », soit à tous.
Les membres de l’Eglise bénéficieraient-ils d’une exception ? Nous avons conclu que non. Car à l’heure où, s’agissant des violences sexuelles sur mineurs ou personnes vulnérables, le secret professionnel tend à se réduire, y compris pour les professionnels de santé, il ne nous paraît pas possible que ce secret puisse être opposé aux obligations de signalement et d’assistance à personne en péril, obligations qui pèsent sur membre de l’Eglise comme sur tout « professionnel ».
Nous ne remettons pas en cause le secret de la confession en tant que tel. Mais nous rappelons qu’il constitue, au regard de la loi pénale, un secret professionnel qui n’entre pas dans l’exception prévue par l’article 434-3. Il ne peut donc pas être opposé à l’obligation légale de signalement de violences sexuelles commises sur des mineurs ou des personnes vulnérables. En clair, la loi de la République s’applique à tous.
En quoi jugez-vous dangereux le secret de la confession ?
Les témoignages montrent que le secret de la confession peut être une arme de silence massive sur les violences sexuelles commises par des membres de l’Eglise. En effet, dans les témoignages, après avoir parlé à des prêtres, très peu de personnes victimes voient leurs cas signalés à la justice, avec comme justification que leur parole a été entendue en confession. De même, des prêtres qui ont également témoigné décrivent des situations où ils sont pris entre deux injonctions contradictoires : signaler car c’est la loi de la République, ou taire à la justice pour suivre le droit canon. Ce qui nous a amenés à nous interroger sur le secret de la confession.
L’approche retenue a-t-elle fait l’objet de longs débats dans la Ciase ?
Sous la houlette de Jean-Marc Sauvé, nous avons été quelques-uns à nous battre sur cette question, mais nous l’avons fait à la manière de la Ciase, soit avec des arguments longuement préparés et une approche de groupe. Si le sujet n’était pas central dans les premières moutures du rapport, la force de la proposition a été de conjuguer la prise en compte des témoignages et une lecture juridique très pointue des textes, ce que permet la composition de notre commission. Une fois construite, cette combinaison a convaincu l’ensemble des membres pour une double raison : nous sortons de trois ans d’écoute des victimes dont nous avons tous été ébranlés, mais surtout, le raisonnement est d’une clarté redoutable.
Qu’attendez-vous de l’Eglise catholique ?
Le risque est qu’après la secousse que notre rapport va peut-être provoquer par la prise de conscience de l’ampleur du phénomène, « tout redevienne comme avant », nous disent les personnes victimes. Si la prise de conscience est essentielle, seuls des changements structurels peuvent protéger les mineurs et les personnes vulnérables. Ce rappel à l’obligation systématique de signalement, sans exception pour le secret de la confession, peut en être un. Nous n’appelons pas à une évolution de la loi. Nous ne faisons que la rappeler avec des arguments qu’il sera difficile de contredire. En interne, cela va libérer ceux qui se disent pris dans les mailles d’une injonction contradictoire entre droit de la République et le droit canon : ils sont dans l’obligation de signaler. Et les agresseurs ne se sentiront plus protégés par leur hiérarchie. Cela peut tout changer.
Ce qu’il faut savoire rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique :
Mardi 5 octobre, la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise a rendu public son rapport. Elle estime le nombre de victimes, durant leur minorité, de violences sexuelles de la part d’un prêtre, d’un diacre ou d’un religieux, dans la population actuelle âgée de 18 ans et plus, à 216 000 personnes. Si l’on ajoute les enfants victimes des laïcs* qui travaillent aux côtés de religieux, l’estimation monte à 330 000 victimes
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« laïcs et laïques sont deux notions différentes. Est laïque celui qui est favorable au principe de laïcité,est laïc celui qui n’est pas un clerc dans l’église catholique »
Pour tout comprendre, lire aussi :
Editorial du « Monde ». Longtemps, l’image du prêtre se livrant à des attouchements sur des enfants a relevé du cliché, de la rumeur, entre secret et blague grasse. Depuis que la parole des victimes a commencé à se libérer dans les années 2010, en France, comme dans de nombreux autres pays, on sait que ces agressions sexuelles ont été nombreuses, dévastatrices et largement couvertes par la hiérarchie catholique. Mais le rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, rendu public mardi 5 octobre, donne à ces violences une autre dimension : celle d’un scandale massif mettant en cause non seulement le fonctionnement des institutions de la première religion française, mais certains de ses dogmes. Deux chiffres résument ce constat accablant : 216 000 personnes aujourd’hui majeures ont été abusées par des prêtres ou des religieux depuis 1950 alors qu’elles étaient mineures ; quelque 3 000 clercs se sont comportés en pédocriminels.
Le bilan est d’autant plus explosif qu’il a été dressé sur des bases solides, au terme d’un travail méticuleux de près de trois années combinant enquête dans les archives, écoute des victimes, expertise tant en droit canon qu’en sciences sociales et en psycho-psychiatrie. Bien que commandé et financé par les évêques et les congrégations religieuses, le rapport de la commission présidée par Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’Etat, n’est pas suspect de complaisance et fournit un panorama des abus sexuels dans l’Eglise de France sans équivalent à l’étranger. Il établit que l’Eglise catholique est, de loin, le premier lieu de socialisation où, en France, ont été commis de tels délits et crimes, en dehors de la famille.
Ménager davantage de place aux femmes
Toute la question est aujourd’hui de savoir, au-delà du choc que constitue le déferlement de témoignages terribles sur des secrets gardés pendant des décennies et des vies marquées à jamais, quelles leçons saura tirer une institution qui, en la matière, a longtemps érigé en principes la dissimulation et la non-dénonciation d’infractions pénales. La commission Sauvé propose des pistes utiles : l’Eglise doit reconnaître sa responsabilité en tant qu’institution, engager un mécanisme de « réparation financière » et modifier son mode de gouvernance, ses processus de formation et de prévention. Elle recommande de faire prévaloir la justice pénale sur le droit canon, qui ignore les victimes, de remettre en cause l’« excessive sacralisation de la personne du prêtre » et de ménager davantage de place aux femmes.
Mais de telles mesures, minimales, peuvent-elles suffire à l’Eglise pour regagner la confiance perdue et prétendre faire à nouveau entendre sa voix dans la société ? Le fait que la quasi-totalité des abus sexuels constatés a été commise par des hommes interroge sur la place des femmes dans l’institution. Il questionne les structures mêmes de l’Eglise qui, fondée sur la domination masculine et refusant d’autoriser les femmes à dispenser des sacrements, doute d’un principe fondamental des sociétés modernes : l’égalité entre hommes et femmes.
Le pape François, en nommant quelques femmes à des postes de responsabilité au Vatican et en autorisant des femmes à jouer un rôle dans la célébration liturgique, montre la voie. Mais il faudra bien davantage que ce premier pas vers un aggiornamento pour que l’Eglise surmonte le traumatisme de la mise au jour de ces abus sexuels dont le caractère « massif » et « systémique » pose non seulement la question de la responsabilité de l’institution vis-à-vis de la société, mais aussi celles du célibat qu’elle impose aux prêtres et de la place qu’elle réserve aux femmes. »
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