Une histoire qui prenne en compte les femmes, les colonisés et les immigrés

Le livre prend pour point de départ le Code Noir, publié en 1685, recueil de textes de loi encadrant la pratique de l'esclavage dans l'Empire français. Ces recueils regroupent, autour de l'ordonnance ou édit de mars 1685, les lois, les décisions royales, les textes juridiques élaborées par le pouvoir royal pour les colonies, et relatives au gouvernement, à l'administration et à la condition des esclaves des pays du domaine colonial de la France entre 1685 et la fin de l'Ancien Régime.

Vous évoquez souvent des moments oubliés, voir tus, de l’histoire de France.

Ce n’est pas forcément une occultation volontaire, c’est que ça n’intéressait pas. Mais surtout, dans notre profession, ces histoires ont été faites mais de façon séparée. Tardivement d’abord, c’est à dire qu’on a étudié séparément l’immigration, l’histoire africaine, l’histoire du Maghreb, et en particulier l’histoire algérienne. C’est cette connexion que j’ai essayé d’écrire, pour montrer que ce ne sont pas des histoires séparées, que ce sont des histoires connectées.

C’est une démarche politique, comme vous le disiez, face au récit national ?

Une démarche politique contre le récit national, et contre l’histoire identitaire, ça c’est sûr. Je m’inscris contre une histoire identitaire de la France. « Français de souche » ou « issu de », ça me hérisse ! C’est problématique, les mots ont leur importance, et ce qu’ils charrient de connotations.

Était-ce plus important pour vous d’inclure dans une grande histoire de France des événements récents — comme Mai 67 en Guadeloupe ou la révolte des banlieues en 2005, peu considérés politiquement ?

Mai 67 à plusieurs titres. Je savais ce qui s’était passé, car quand j’étais étudiante, j’avais manifesté à Paris au moment du procès du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG), en février 1968. J’ai recommencé à travailler là-dessus en 2009, et on m’a proposé d’être dans une commission ministérielle sur le sujet. J’ai pu accéder à un certains nombres de dossiers, m’intéressant à la question de la politique de l’état, et de l’action des forces de l’ordre dans cette révolte, dont le nombre de morts est incertain, discuté. Officiellement il y en a eu 8, connus, identifiés, leurs noms n’ont jamais été publié, sauf dans le rapport d’un commissaire divisionnaire de la PJ de juin 1967, que j’ai lu. Nous n’avons pas réussi à élucider la question du nombre de morts après deux ans de travail. Mais on a réussi à montrer, très précisément, quelles forces de l’ordre étaient sur place, à quel moment, et où. L’histoire continue à s’écrire, et je reviens justement de Guadeloupe où une nouvelle campagne de recueil de témoignages va être entreprise, en partenariat avec l’Université et l’action culturelle de la région Guadeloupe.

Peut-on comparer la répression étatique contre ces mouvements, et la violence policière actuelle dans certains quartiers, et lors des révoltes de 2005 ?

Je ne pense pas qu’il y ai de continuité historique entre ces deux événements. En revanche, je suis troublée du point commun entre plusieurs moments : le massacre des tirailleurs en 44 au Sénégal, la manifestation du 14 juillet 1953 à Paris — où la police parisienne tire sur le cortège du parti populaire algérien (7 morts, 6 algériens plus un militant CGT parisien), et puis Mai 67. Ce ne sont pas les mêmes forces de l’ordre, mais il y a le même script : on tire sur des personnes dont la plupart ne sont pas armées. On évoque dans des rapports la légitime défense, on dit dans les trois types de rapports que ce sont les gens qui se sont attaquées aux forces de l’ordre, on légitime le fait d’avoir tiré. Les rapports sont extrêmement euphémisés, parlent d’un nombre de morts incertain, caché d’un certain point de vue. Ensuite, il y a eu une espèce de chape de plomb, on a oublié ces événements. Ils sont ressortis récemment, grâce à des associations et des militants. Là, il y a une continuité. Pourquoi je dirais qu’il n’y en a pas complètement avec 2005 ? C’est qu’il n’y a pas de mort par balles. Il y a des morts, dans des conditions particulières individuelles. Mais dans le cadre des émeutes elles-mêmes, il n’y en a pas. Il y a une chose si, qui pose question, et qui va jusqu’à Rémi Fraisse : une grenade lancée dans une mosquée, ce qui a contribué à faire repartir une situation qui avait commencé à s’apaiser après la marche blanche des habitants à Clichy-sous-bois. A tout moment dans les manifestations, il y a emploi de grenades offensives alors qu’elles sont interdites par toute une série de circulaires. Il y a un apprentissage, un armement de défense et d’attaque, communs aux chefs du service d’ordre. Mais ça n’a pas commune mesure avec les situations coloniales.

Les événements récents en Guyane participent-ils, selon vous, de cette place des colonisés dans l’Histoire de France ?

Ils y participent, car ces territoires n’ont pas atteins le développement économique de la métropole. Il y a un certain nombre de phénomènes d’inégalités territoriales sur lesquelles s’appuie le mouvement de contestation. Les gouvernements français successifs ont choisi, devant le processus de décolonisation à partir des années 60, et face au danger que représentait pour eux la prise de pouvoir de Fidel Castro à Cuba en 1959, de faire une politique de développement. Elle a été lente, insuffisante, et a laissé des secteurs entiers de côté. J’étais en Guadeloupe récemment, et il y avait une petite ville qui n’avait pas d’eau. Les habitants ont barré la route principale, près de la préfecture, pour en réclamer. Ça, on le voit pas dans l’hexagone. Cet exemple très précis montre qu’il y a des zones, des phénomènes d’inégalités territoriales profondes, sur lesquelles s’appuient tout ce mouvement depuis la fin du XXe siècle. L’histoire coloniale, la mémoire de longue durée, la question de l’esclavage : tout ça travaille les sociétés, et surtout des groupes militants. Les jeunes s’impliquent beaucoup dans des groupes culturels, — musique, danse, et font de la politique, s’impliquent dans une revendication d’identité et de spécificité tout en réclamant l’égalité. On est toujours dans la même revendication : vous dites que nous sommes français, donnez-nous la même chose qu’en métropole.

Vous donnez aussi une place importante aux femmes dans votre livre. Y a-t-il un enjeu similaire, du point de vue de la pratique historique, à mettre en avant le rôle des femmes ?

J’ai eu, avec cette question de la place des femmes dans l’histoire, la même attitude qu’avec celle des colonisés et des émigrés. C’est une histoire qui doit être intégrée. Elle n’est pas à part. Je les ai intégré à égalité dans le récit historique, montrant chaque fois quelles places elles occupaient. A tout moment, dans des contextes très différents, les femmes sont là et agissent. Il y a différentes situations, par exemple les femmes qui pendant la révolution française prenaient le sucre à des accapareurs et le revendait pour ce qu’elles considéraient comme un prix juste dans la rue. Ou bien les femmes qui, au moment où la vie était extrêmement chère en 1910-11, ont saisi des marchandises, et se sont opposées à ces conditions. Elles se sont saisies de quelque chose qui était leur quotidien, et se sont organisées. Oui, elles sont là, et chez les colonisés et les émigrés il y a aussi des femmes !