Le monde intellectuel et militant de l’antiracisme est aujourd’hui affaibli et profondément divisé à propos de questions omniprésentes dans l’espace public français : il y a parmi elles, d’une manière de plus en plus insistante, la question des formes d’organisation adéquate de l’antiracisme, miné par des querelles intestines sur le singulier et l’universel, et des accusations de communautarisme.
A un moment où l’on serait en droit d’attendre un front uni contre les extrêmes droites identitaires, jamais l’antiracisme français n’a semblé aussi insignifiant, aussi balkanisé. En France, la mémoire des luttes antiracistes est en partie effacée, sans doute parce qu’elle ne s’appuie pas sur une histoire de victoires.
Par contraste, aux Etats-Unis, le mouvement pour les droits civiques constitue une ressource inépuisable de fierté, de souvenirs transmis, de patrimonialisation (un jour férié honore la mémoire de Martin Luther King), qui a joué un rôle dans Black Lives Matter [« les vies noires comptent », un mouvement contre les violences policières contre les Noirs]. Rien de tel en France, car il nous manque un moment héroïque et fondateur.
« Fausse conscience »
Dans la vie politique française, on ne construit pas une carrière sur l’expertise antiraciste. La notion paraît trop ringarde, voire trop suspecte, pour motiver durablement au-delà de quelques indignations passagères. Dénoncer le communautarisme a bien plus de succès. Au sein de l’Etat, ces dernières années, seule la voix du Défenseur des droits, Jacques Toubon, s’est élevée avec netteté et courage pour défendre, par exemple, les migrants de Calais, ces damnés de la terre du XXIe siècle.
Du côté des sciences sociales françaises, reconnaissons que l’analyse des différentes formes de racisme n’y est pas centrale du tout. Les grands courants universitaires ont sous-estimé la question, en dépit des efforts opiniâtres de chercheurs importants en sociologie et en anthropologie. La situation est très différente aux Etats-Unis, où la recherche en sciences sociales est si fortement mobilisée par les inégalités ethno-raciales que les mettre de côté serait tout bonnement impensable.
Le racisme ne procède pas simplement des agissements calculateurs des élites, et la lutte antiraciste des illusions de la « fausse conscience ». L’analyse des rapports de classes ne suffit pas, à elle seule, à rendre compte de toutes les formes de domination, même si ces rapports se trouvent imbriqués de telle manière qu’il serait inconséquent de jeter un voile d’oubli sur eux. Il convient de penser à la fois une certaine irréductibilité de la question raciale et son lien indissoluble aux rapports de classes et de genres.
Un détour par l’Histoire suggère que la situation du mouvement antiraciste français n’est pas désespérée, loin s’en faut. La division entre d’une part les militants « universalistes », valorisant la mobilisation de tous en faveur de toutes les causes, sans tri et sans hiérarchies revendiquées, et d’autre part les militants de causes singulières, parfois soupçonnés de communautarisme et de racisme à l’envers, est ancienne, et pas forcément mortifère.
Dans les années 1920, il existait déjà des associations particulières comme, du côté des Noirs, la Ligue de défense de la race nègre, de Lamine Senghor et Garan Kouyaté. Cela ne plaisait guère à la Ligue des droits de l’homme ou aux communistes partisans de l’internationalisme prolétarien, qui se méfiaient du « noirisme » — on ne parlait pas encore de communautarisme. Mais on discutait, on ne se battait pas.
Relire Césaire
Le débat se prolongea dans les années 1940 et 1950, à la grande époque de la négritude : Senghor et Césaire réussirent admirablement à penser le singulier des Noirs dans l’universel de la condition humaine.A leurs yeux, il fallait approfondir le rapport culturel et politique à l’Afrique pour être universel. C’est en s’affirmant comme Noirs plutôt qu’en devenant des « évolués », que les Africains et les Antillais pourraient participer pleinement à l’humanité.
L’identification raciale n’était pas un repli sur soi, tout au contraire, puisque le Sénégalais et le Martiniquais prêtaient attention à d’autres situations, comme celle des juifs allemands persécutés à la fin des années 1930, en percevant que la nuit allait bientôt tomber sur l’Europe. « Le rapport du singulier à l’universel s’est perdu chez certains nouveaux militants de l’antiracisme, repliés sur leur cause et leur légitimité à en parler. »
Quand Césaire quitta le Parti communiste, en octobre 1956, sa lettre de démission à Maurice Thorez énumérait ses griefs : la vraie nature du stalinisme, l’immobilisme du PCF, et la singularité de la situation des hommes de couleur : « Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion, qu’il ne leur manque ni vigueur ni imagination, mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer. »
Mais dans la même lettre, Césaire dénonçait aussi « les pratiques honteuses de l’antisémitisme, qui ont eu cours et continuent encore, semble-t-il, à avoir cours dans des pays qui se réclament du socialisme ».
Aujourd’hui, ce rapport du singulier à l’universel s’est perdu chez certains nouveaux militants de l’antiracisme, repliés sur leur cause et leur légitimité à en parler. Cela est regrettable, mais il serait vain de brandir contre eux un universalisme abstrait, qui a souvent été celui des hommes blancs, hétérosexuels, bref, un « chauvinisme de l’universel » qui nourrit la suspicion. Il convient plutôt de renouer les fils de ce dialogue séculaire entre généralistes et singularistes, car ce dialogue peut être fructueux. Césaire le disait admirablement, lui qui ne voulait ni s’« enterrer dans un particularisme étroit », ni se « perdre dans un universalisme décharné ».
Trouver des « causes communes »
De part et d’autre, les positions doivent alors être étudiées calmement, sans caricatures. Non, les afroféministes du Festival Nyansapo ne sont pas claquemurées dans leur identité genrée et racialisée [ce festival, qui se déroule du 28 au 30 juillet, a suscité la controverse parce qu’il est en partie réservé aux femmes noires].
Leurs initiatives sont parfois discutables – je peux être en désaccord avec elles –, mais elles s’inscrivent avec dignité dans une histoire longue du féminisme et des mouvements noirs, qui n’est en rien un mépris de l’universel, mais plutôt une étape, un moment d’essentialisme stratégique pour une demande qui est fondamentalement celle de l’égalité des droits. Ecoutons sérieusement ce qu’elles disent sur les « intersectionnalités » et leur situation de femmes racialisées ; elles ont leur place à la table de la fraternité.
Non, les associations généralistes ne sont pas les repaires exclusifs de vieux mâles blancs arc-boutés sur leurs privilèges. Certaines d’entre elles, comme la Licra, ont clairement des efforts à consentir pour diversifier leurs instances et être plus empathiques à l’égard des non-Blancs, mais elles ne sont pas sui generis leurs adversaires. Elles aussi ont leur place à la même table.Un dialogue est possible, pour peu que chacun fasse un pas vers l’autre en reconnaissant l’existence de « causes communes », pour reprendre le titre d’un beau livre de la sociologue Nicole Lapierre.
Se mobiliser ensemble contre les violences racistes et antisémites est une nécessité urgente. Ces causes communes ont une histoire transnationale qui ne demande qu’à être ravivée. Elles ne réclament pas l’abandon des sensibilités et des filiations, mais la reconnaissance empathique des torts passés et présents vécus par autrui, sans ériger sa situation en absolu, sans concurrence mémorielle. A Marseille et partout ailleurs, réparez les vitrines brisées, remettez les tables à l’endroit, posez les livres dessus, et parlez-vous.
Publié Pap Ndiaye, le 25/06/2017, sur Le Monde