C’est un crime hors norme. Hors norme par son horreur, par l’onde de choc politique, sociale et morale qu’il a suscitée dans la société française, mais aussi hors norme à cause de l’enquête en cours pour retracer le déroulé des faits et démêler l’écheveau des responsabilités. L’assassinat de Samuel Paty, 47 ans, le 16 octobre 2020, suivi d’une décapitation par Abdouallakh Anzorov, un réfugié tchétchène de 18 ans, près de son collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) est d’une simplicité aussi brutale qu’apparente. Et pourtant, la reconstitution du chemin qui a conduit le jeune terroriste au professeur d’histoire-géographie est d’une grande complexité.
article par Christophe Ayad publié sur le site lemonde.fr, le 13 10 2021
« C’est un dossier inédit du fait de la richesse de ses problématiques et des questions qu’il soulève. Il touche à la laïcité, à l’école, à la parentalité, à la circulation de l’information sur les réseaux sociaux », résume Virginie Le Roy, l’avocate de la famille Paty. Ce qui est aussi inédit est l’aller-retour permanent opéré par les enquêteurs entre mondes réel et virtuel. Les échanges sur les réseaux sociaux, dont toutes les traces et la teneur n’ont pas encore pu être mises au jour, sont suivis d’actions et de conséquences. Loin d’être le fruit d’une pure initiative individuelle, l’assassinat de Samuel Paty implique tout un réseau d’informateurs, de complices logistiques et de soutiens idéologiques.
Autre particularité du dossier, confié au Parquet national antiterroriste, la présence de nombreux mineurs, qui représentent plus d’un tiers des mis en examen. Alors qu’on est encore loin d’une clôture de l’instruction et d’un procès, qui n’interviendra pas avant deux voire trois ans, la question se pose déjà de la forme qu’il va prendre. En effet, les mineurs ne pourront être jugés séparément étant donné leur rôle essentiel dans le dossier. On se dirigerait donc vers un procès à huis clos, ce qui se révélerait particulièrement pénible pour les parties civiles et frustrant du point de vue de l’information du public. « La famille de Samuel Paty espère beaucoup de cette enquête. Elle a la volonté de comprendre de manière exhaustive l’engrenage qui a mené à sa mort », estime Me Le Roy.
A ce jour, seize personnes ont été mises en examen, la plupart pour « complicité d’assassinat terroriste » ou pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». On peut les ranger en quatre catégories.
Les instigateurs
On peut considérer qu’ils sont au nombre de trois. La jeune fille qui a fait un récit fallacieux du cours de Samuel Paty. Son père, Brahim Chnina, qui a diffusé deux vidéos et plusieurs posts sur Facebook contre M. Paty traité de « voyou ». Il a aussi diffusé ses vidéos à sa longue liste de contacts sur WhatsApp, alertant ainsi l’activiste Abdelhakim Sefrioui, qui a réalisé une vidéo de protestation sur YouTube.
La fille de M. Chnina, dont les parents sont séparés, vit aujourd’hui sous contrôle judiciaire hors du département des Yvelines. Elle est mise en examen pour « dénonciation calomnieuse », ce qui est assez surprenant étant donné la prépondérance du rôle qu’elle a joué. Son récit mensonger est à la base de toute l’affaire. Le Parisien a révélé que la jeune fille avait avoué avoir menti lors de sa garde à vue : elle n’a pas assisté au cours de Samuel Paty dont elle a donné un récit fallacieux – dans lequel M. Paty aurait discriminé les musulmans en leur demandant de quitter la classe – à son père en se fondant sur le récit de camarades de classe ayant assisté au cours la veille. Un tel mensonge, réitéré à plusieurs reprises y compris lors du dépôt de plainte pour diffusion d’images pédopornographiques contre Samuel Paty par son père, était destiné à masquer son renvoi par le collège pour absentéisme et mauvaise conduite. « La révélation de son mensonge est « soulageante » car elle permet d’avancer dans l’enquête. Mais elle ne change rien au fond de l’affaire », estime Me Le Roy. Joint par Le Monde, l’avocat de la jeune fille n’a pas souhaité s’exprimer.
M. Chnina, mis en examen pour « complicité d’assassinat terroriste », est en détention provisoire depuis son interpellation. Il affirme aujourd’hui avoir été induit en erreur par le récit de sa fille. « Il est dans une posture victimaire et infantile. Il n’assume rien », fustige Me Le Roy. D’autant que M. Chnina, qui a été en contact direct avec Anzorov sans qu’on sache exactement la teneur de leurs échanges, aurait dû être au courant de l’absence de sa fille, celle-ci avait fait signer son renvoi pour deux jours par sa mère. Son avocat, joint par Le Monde, n’a pas donné suite.
Le cas d’Abdelhakim Sefrioui, militant propalestinien de 62 ans, est le plus délicat. Mis en examen lui aussi pour « complicité », il est en détention à l’isolement. Son fils le décrit comme « un homme fatigué moralement et physiquement, victime lui aussi d’un drame causé par un inconnu, un fou surgi de nulle part ». En termes plus juridiques, son avocate, Elise Arfi, dénonce une « redéfinition totale de la notion de complicité » : « M. Sefrioui n’a jamais vu, jamais parlé, jamais écrit, jamais été en contact avec Anzorov. Je ne comprends pas les choix du parquet. » Les investigations n’ont pas réussi à prouver qu’Anzarov a visionné la vidéo de Sefrioui dans laquelle le nom de Paty n’est pas prononcé mais le collège désigné. Pour Me Le Roy, qui représente la famille Paty, « qu’Anzorov ait vu la vidéo ou pas ne fait pas de différence. Je n’oublie pas que sa première réaction, à l’annonce de la mort de Samuel Paty, est de demander à sa compagne d’effacer la vidéo de YouTube. Ni que la manière dont la vidéo est montée et titrée reprend l’argumentaire du message de menace d’Al-Qaïda [en septembre 2020 après la republication des caricatures par Charlie Hebdo ] à la France. »
Me Arfi a déposé deux recours en nullité auprès de la Cour de cassation, dont l’un pour non-présence de l’avocat désigné par M. Sefrioui lors de sa garde à vue. Le premier a été rejeté, le second renvoyé à la tenue du procès, autant dire dans longtemps. L’avocate, rejointe récemment par Mes Ouadie Elhamamouchi et Sefen Guez Guez, qui avaient officié dans les dossiers du CCIF et de BarakaCity, fait également remarquer que « l’amendement Samuel Paty » (article 18) de la loi « confortant les principes de la République » punit de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende ceux qui mettent en danger la vie d’autrui par la diffusion d’informations personnelles. C’est bien moins que ce qu’encourt aujourd’hui M. Sefrioui, qui a été « fiché S » pour son virulent militantisme pro-Hamas en 2014.
Les complices logistiques
La famille Anzorov, mise hors de cause par les enquêteurs malgré les soupçons de plusieurs observateurs, a quitté la France pour retourner vivre en Tchétchénie. Deux complices logistiques sont mis en examen pour « complicité », l’un tchétchène et l’autre franco-tunisien. Ils ont accompagné Anzorov à Rouen pour acheter le couteau qui a servi à l’assassinat et à la décapitation. Le lendemain, Anzorov retourne à Rouen avec le Franco-Tunisien pour acheter deux airsofts avec de l’argent donné par le Tchétchène. Ces fusils non létaux tirent des billes de plomb dont on a retrouvé l’une d’entre elles dans le corps de Samuel Paty.
Le Franco-Tunisien a également conduit Anzorov en voiture à Conflans-Sainte-Honorine d’abord à une mauvaise adresse puis, après avoir été rappelé par le futur tueur, devant le collège du Bois-d’Aulne.
Les collégiens complices de l’assassinat de Samuel Paty
C’est l’un des aspects les plus sordides de cette affaire. Cinq élèves du collège du Bois-d’Aulne ont été mis en examen pour « complicité d’assassinat terroriste ». Ils ont désigné Samuel Paty à Abdouallakh Anzorov qui leur avait promis en échange une somme d’argent (de 300 à 350 euros). Les interrogatoires ont révélé qu’Anzarov avait donné à celui qui s’est présenté comme le chef du groupe une avance de 150 euros. D’après leur récit, trois élèves ont attendu avec Anzorov, cachés derrière une voiture, et deux autres se sont postés devant le collège pour faire le guet.
Selon les informations du Monde, les investigations ont également révélé que le terroriste a eu une conversation téléphonique avec la jeune fille à l’origine du drame, appelée par l’un des cinq collégiens, pour lui confirmer son récit.
Les cinq mineurs, tous des garçons (dont deux sont musulmans), ont dû quitter le département et ont interdiction de se rendre à Conflans-Sainte-Honorine ainsi que d’entrer en contact avec les autres mis en examen. Ils ont été placés ou vivent chez des membres de leur famille et sont astreints à un suivi socio judiciaire.
Les complices sur les réseaux sociaux
Dans leur cas, ce n’est pas la qualification de complicité qui a été employée par le juge d’instruction antiterroriste mais celle d’« association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Ils sont des complices idéologiques et numériques. Ils ont approuvé ou encouragé son projet d’assassinat, ou alors ont conforté son idéologie djihadiste en échangeant des vidéos de décapitation ou des informations. Abdouallakh Anzorov avait en effet de nombreuses discussions en ligne sur Twitter, Instagram et Snapchat. « Son cercle de fréquentations numériques fonctionnait comme un entonnoir, explique une source proche de l’enquête. Tout en bas de l’entonnoir se trouvent les plus radicaux. » Ceux à qui il a envoyé sa vidéo de revendication avec la tête de Samuel Paty.
« L’enquête sur les réseaux sociaux offre une cartographie glaçante de ce qui se passe sur les réseaux sociaux », estime Me Virginie Le Roy. Les six personnes mises en examen comptent deux mineurs, dont une fille. Quatre des mis en examen sont tchétchènes, confirmant ainsi les inquiétudes des services de renseignement sur la radicalité d’une partie de cette communauté.
Ce n’est que récemment que les enquêteurs ont mis la main sur le chaînon manquant entre Anzorov et la vidéo de Brahim Chnina. C’est une internaute âgée de 33 ans vivant à Nîmes connue sous le pseudo de « Cicatrice sucrée », mise en examen en juin mais laissée en liberté, qui a posté la vidéo Facebook sur son compte Twitter, attirant ainsi l’attention d’Anzorov sur Samuel Paty. Le mari de cette femme convertie à l’islam est en prison où il purge une peine de quinze ans pour « association de malfaiteurs terroriste ».
Enfin, l’enquête a mis au jour des échanges sur Instagram entre Abdouallakh Anzorov et au moins deux djihadistes russophones installés dans la bande d’Idlib, en Syrie, selon Le Parisien et Libération. Le premier pour lui demander, un mois avant l’attentat, de se renseigner sur le djihad et la possibilité d’émigrer en Syrie. Le second, semble-t-il un Tadjik surnommé « Faruq Shami » (Farrukh Fayzimatov de son vrai nom), pour lui envoyer sa revendication après l’assassinat de Samuel Paty. Les deux semblent appartenir à Hayat Tahrir Al-Cham, un mouvement djihadiste proche d’Al-Qaida, qui a démenti toute implication.