Tribune. La charge d’Elisabeth Badinter contre le « néoféminisme guerrier »

La philosophe féministe Elisabeth Badinter dénonce « la pensée binaire » et le « néoféminisme guerrier » des militantes les plus radicales, qui ont tourné le dos selon elle « au féminisme d’avant MeToo » et risquent de déshonorer la cause.

tribune publiée sur le site lejdd.fr le 05 09 2020

« Voilà trois ans que la déferlante MeToo a ouvert la voie à la parole des femmes. Elles ont pu dénoncer publiquement toutes les agressions sexuelles dont elles se disent victimes. Grâce à elles, la honte a changé de camp. Depuis lors, le néo­féminisme a durci le ton et les méthodes. On ne se contente pas des agressions, on ‘balance’ les agresseurs présumés. Ce faisant, les plus radicales qui se proclament activistes ont tourné le dos au féminisme d’avant MeToo. Elles ont déclaré la guerre des sexes, et pour gagner, tous les moyens sont bons, jusqu’à la destruction morale de l’adversaire.

« Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine »

Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la ­recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.

À ce premier dualisme s’en ajoute un ­second, tout aussi discutable : les femmes, quoi qu’il arrive, sont d’innocentes victimes – et bien souvent elles le sont, mais pas toujours -, les hommes, des prédateurs et agresseurs potentiels, y compris parfois à l’égard d’autres hommes. Ce qui autorise l’activiste Alice Coffin à déclarer : « Ne pas avoir de mari, ça m’expose plutôt à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée… Ça évite que mes enfants le soient aussi.- Et d’inviter les femmes – à devenir lesbiennes et à se passer du regard des hommes -…*

En se fondant sur les statistiques des violences conjugales, on essentialise femmes et hommes dans des postures morales opposées : le bien et le mal, la victime et l’agresseur. Les perverses, les menteuses et les vengeresses n’existent pas. Il n’y a plus qu’à conclure au séparatisme, puisque l’homme est la plus dangereuse menace pour la femme.

Le lynchage médiatique et la mise au pilori s’appliquent sur-le-champ

Évoquer la violence féminine est ­interdit. Quand on insiste, on a toujours droit à la même réponse : si violence des femmes il y a, c’est pour se défendre de celle des hommes. La violence physique n’est pas inscrite dans le génome des femmes. La violence psychologique non plus. C’est peut-être oublier un peu vite les violences conjugales faites aux hommes, qui font l’objet d’un déni de réalité collectif**. Parler de ces dernières ­paraîtrait relativiser celles dont les femmes sont victimes, et par conséquent trahir leur juste cause. Pour les mêmes raisons, on feint d’ignorer la part des mères dans les violences infligées aux enfants. Si la pédophilie est essentiellement masculine, les coups et autres maltraitances, y compris sexuelles, s’opèrent souvent avec la complicité de la mère***. Tout au plus parle-t‑on de non-assistance à personne en danger.

Si la violence féminine ne peut être qu’une réaction à la violence masculine et si la parole des femmes est sacrée, à quoi bon le doute et une enquête sérieuse avant de condamner? On peut passer outre au filtre de la justice. Le lynchage médiatique et la mise au pilori s’appliquent sur-le-champ. Les accusatrices, solidement appuyées sur les réseaux sociaux, jugeant à la vitesse d’un clic, déclenchent un maelström surtout quand une personne publique est visée et que la presse s’en empare.

Les conséquences sont accablantes pour l’accusé mis sur la sellette. C’est une mise à mort sociale, professionnelle et parfois familiale. On ne vous regarde plus de la même façon, vous êtes devenu suspect et toute tentative d’explication et de défense s’avère vaine. La seule solution est la plainte pour diffamation, qui peut attendre parfois des années avant d’être jugée ; et même blanchi, l’on continue longtemps de porter la marque de l’infamie. On dira que les femmes violées attendent elles aussi des années pour voir leur agresseur condamné et pouvoir se reconstruire. Mais l’un ne justifie pas l’autre.

Les nouvelles activistes radicales nous mènent tout droit à un monde totalitaire 

En l’espace d’une année au moins, trois hommes en France ont été jetés aux chiens avant que la justice les lave des accusations portées contre eux : un journaliste, un ancien ministre et un trompettiste. Ce dernier a même été d’abord condamné à quatre mois de prison avec sursis, avant d’être blanchi quand on s’aperçut que la plaignante avait menti. Aujourd’hui c’est un ministre en exercice et l’adjoint à la culture du Conseil de Paris qui sont dans la tourmente. Les manifestantes qui réclament la ‘tolérance zéro’ pour ceux accusés d’agression sexuelle n’ont rien à dire de celles qui ont menti, ou affabulé.

Ces deux poids, deux mesures sont les conséquences d’une logique oppositionnelle et d’une méconnaissance stupéfiante des êtres humains. En soupçonnant les uns de tous les vices et en couvrant les autres du manteau de l’innocence, les activistes néoféministes nous mènent tout droit à un monde totalitaire qui n’admet aucune opposition.

Quant à la solution proposée de ‘devenir lesbiennes et de se détourner du regard des hommes’, elle ne peut que déclencher un immense éclat de rire. Cela ne vaudrait pas la peine d’être mentionné si ce n’était l’expression abrupte d’une haine des hommes que certaines ne sont pas loin de partager. Ce néoféminisme guerrier risque bien de déshonorer la cause du féminisme, voire de la rendre inaudible pour un bon moment. Tout le monde y aura perdu, et d’abord les femmes.

* Ces deux citations sont extraites d’interviews accordées à RT France en 2018 pour la première, et à National Geographic en 2019 pour la seconde.

** Selon l’enquête « Cadre de vie et sécurité » de l’Insee de 2019, plus du quart – 28% – des victimes de violences conjugales physiques et/ou sexuelles autodéclarées sont des hommes.

*** Voir le rapport de l’Igas (2018) et celui de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (2020).