Tribune : « Islamopathies » par Rachid Benzine et Christian Delorme

« islamopathies » : L’islamologue Rachid Benzine et le prêtre Christian Delorme estiment que la marche contre l’islamophobie doit être l’occasion d’une prise de conscience des souffrances des musulmans de France, sans pour autant céder au discours victimaire.

tribune publiée sur le site lemonde.fr, le 14 11 2019

« Avec 13 500 participants, la marche contre l’islamophobie du 10 novembre à Paris a constitué un réel succès. Elle n’a, certes, réuni qu’une toute petite partie des quelque 6 millions de musulmans de France, et un nombre également limité de soutiens non musulmans. Mais nos compatriotes musulmans qui ont manifesté étaient sans nul doute représentatifs de la souffrance qu’on entend s’exprimer chez quasiment tous les fidèles de l’islam de notre pays, quel que soit leur degré d’engagement dans la foi et la pratique. Dès lors, les pouvoirs publics auraient tort de la minorer. Car nous sommes en présence de vraies souffrances, et aussi de pathologies sociales pouvant déboucher sur des pathologies personnelles. Avec des instrumentalisations qui n’aident pas à l’amélioration des choses.

Souffrances

C’est le mot, au pluriel, qui convient sans doute le mieux pour exprimer ce qui se passe dans notre société autour de l’islam. Souffrance des musulmans qui n’en peuvent plus d’entendre parler de leur religion sur le mode de la dénonciation et du dénigrement, et dont beaucoup ont connu personnellement des faits de discrimination (près de la moitié selon l’enquête récemment conduite à la demande de la Fondation Jean-Jaurès). Mais souffrance, également, d’une large part de la population non musulmane, que l’actualité violente de nombreux pays islamiques inquiète beaucoup avec ses prolongements terroristes, et qui vit très mal le déploiement dans l’espace public d’un islam très ostentatoire, qui change son environnement humain et vient réintroduire de l’influence religieuse dans une société qui croyait s’être définitivement libérée des diktats religieux.

Pathologies

Ce pourrait être l’autre terme approprié pour désigner ce que nous vivons. Notre société est, par bien des aspects, malade de l’islam… et l’islam se présente également comme un « grand corps malade » ! Tout cela, en fait, vient de loin. La peur, mêlée de haine, à l’égard de l’islam est partiellement un héritage de notre histoire coloniale et de la guerre d’Algérie. Mais le « réveil » du monde musulman sur la scène mondiale depuis la révolution islamique de 1979, et tout ce qui a suivi jusqu’à l’émergence d’Al-Qaida et de l’organisation Etat islamique, ont généré et génèrent une véritable anxiété dans la société. Une « islamo-anxiété » qui n’est pas, au départ, pleine de haine ou de mépris, mais qui peut le devenir.
Quant à l’islam, même s’il connaît un dynamisme et une expansion qu’il n’avait pas connus depuis son « âge d’or » du VIIIe au XIIIe siècle, il se montre déchiré et ensanglanté comme il ne l’a jamais été dans son histoire. Il est malade de ses conflits internes, notamment entre divers Etats musulmans, et de la montée en puissance, depuis quarante ans, de courants ultras ou d’esprit totalitaire (salafistes et fréristes) qui ont détruit les islams traditionnels. L’islam qui s’exprime et qui veut encadrer les populations musulmanes et influencer toutes les sociétés est un islam davantage identitaire et politique que spirituel.
                                                                       

                                               Otages de groupes de pression

Instrumentalisations

C’est le troisième mot qui demande à être ajouté aux précédents. Oui, il y a de la peur et aussi de la haine à l’égard des musulmans en France. Mais ce n’est pas le comportement de la majorité des Français. Et même si certains discours présidentiels et ministériels, comme certaines lois ou propositions de loi sur le port du voile, sont discutables, avec des risques de « maccarthysme musulmanophobe », accuser l’Etat et ses institutions de mener une politique antimusulmane constitue un mensonge.
Didier Leschi rappelait récemment dans ces colonnes (Le Monde du 30 octobre) que l’Etat et les collectivités locales ont favorisé, ces trente dernières années, la création de centaines de lieux de culte. Mais certains groupes musulmans entretiennent volontairement un sentiment de survictimisation, afin de nourrir leur projet de constitution d’un communautarisme islamique susceptible de peser sur l’organisation de la société française comme sur sa politique internationale. En cela, ils sont les pendants de ceux – en particulier à l’extrême droite, mais pas seulement – qui instrumentalisent la peur de l’islam pour se donner davantage de chances d’accéder au pouvoir, en apparaissant comme les « sauveurs » de la société. Ainsi, musulmans et non-musulmans de France se retrouvent de plus en plus otages de ces groupes de pression qui ont intérêt à entretenir la confusion et la dégradation des relations entre les habitants de notre pays.
Nous ne pouvons pas continuer à laisser se développer ces « islamopathies ». Elles ont besoin d’être soignées, besoin d’être stoppées. Pour cela, il faut mettre en œuvre un vrai programme national de lutte contre la haine à l’égard des musulmans. C’est la formulation qui doit être employée, car le concept et le vocable d’« islamophobie » sont d’une ambiguïté dangereuse, pouvant signifier que toute critique de l’islam en tant que doctrine et en tant que religion est interdite. La République a le devoir de protéger les personnes, d’interdire les discriminations et de favoriser l’égalité ; elle ne saurait empêcher le débat.
Ce programme devra être construit et mis en place, à l’initiative de l’Etat, par des représentants des institutions et des membres de la société civile, avec des non-musulmans et des musulmans, des intellectuels et des acteurs de terrain. Le lancement d’une pareille initiative, qui demandera la création d’un conseil ou d’une commission spécifique, aura un double avantage. D’une part, celui de donner un signal positif fort à l’égard de tous nos compatriotes musulmans. D’autre part, de favoriser un débat libre et respectueux des diverses approches, qui ne sera plus otage des groupes de pression précités. »

Christian Delorme a été l’un des initiateurs de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Il a publié, avec Rachid Benzine, « La République, l’Eglise et l’Islam » (Bayard, 2016).
Rachid Benzine (Islamologue et écrivain) et Christian Delorme (Prêtre du diocèse de Lyon)