Raja Meziane: «Je mange, je dors et je me réveille révolution»

Exilée à Prague, la chanteuse algérienne Raja Meziane est l’auteure de l’hymne du mouvement démocratique qui continue de rassembler les Algériens dans la rue. Rencontre

article signé Alexis Rosenzweig et publié sur le site suisse letemps.ch, le 20 12 2019

Avec son clip « Allo le système », vu plus de 40 millions de fois sur YouTube, la chanteuse Raja Meziane a signé l’hymne du mouvement pro-démocratique en Algérie, le Hirak, que l’élection contestée du nouveau président de la République, Abdelmadjid Tebboune, est loin d’avoir endigué. A 31 ans, cette avocate de formation reste en permanence connectée à son pays natal, qu’elle a dû quitter en 2015 pour s’installer à Prague.

«Mes projets du moment sont focalisés sur une seule chose – notre révolution»: Raja Meziane évoque quelques pistes concernant de futures dates de concert ou de nouveaux titres, après une petite scène en France la semaine dernière, mais la préoccupation du moment est ailleurs.

«Je mange révolution, je dors révolution, je me réveille révolution», dit-elle de sa douce voix, les yeux cachés derrière de grandes lunettes de soleil et de longues tresses noires et blondes. Révolution était déjà le titre de sa chanson qui lui a valu «d’entrer dès 2012 dans le top de la liste noire» du régime algérien, qui insistera quand même pour qu’elle chante lors d’un concert de soutien à l’ancien président Bouteflika en 2015.

«J’ai refusé, donc ils ont refusé de me donner mon attestation d’avocate et c’est ce jour-là que mon mari et moi avons pris la décision de partir», raconte celle qui a connu la célébrité dès 2007 et son succès dans une émission de télé-crochet. Prague est un choix logique pour son époux-producteur-manager, qui a vécu plusieurs années dans la capitale tchèque dans sa jeunesse.

La première scène de la vidéo « Allo le système » est donc tournée dans le métro praguois, avec Raja Meziane mettant des pièces dans une des dernières cabines téléphoniques de la ville. Le reste est composé d’images de manifestations dans les villes de son «Algérie chérie».

Le clip sur YouTube possède des sous-titres en anglais à installer sous la vidéo. Les paroles en français :  « C’est un ouragan arrivé/ Les zwawla (les démunis) se sont levés/ les enfants du peuple sont sortis/et Moh, moul tabla (vendeurs de cigarettes)/ les caisses sont vides/ le pays est à l’arrêt/ rongé jusqu’à l’os/ça perdure / vous avez détruit l’éducation/ et c’est la débandade/ société handicapée/ la culture absente/ le peuple qui saute dans les embarcations/ et vous, vous croyez que vous allez rester éternellement / vous nous avez enterrés vivants/ et vous avez laissé les morts diriger/ Nous sommes la risée de toutes les nations/ et nous avons régressé/ il y a des gens qui crèvent de faim encore/ et vous, vous êtes joyeux/ vos enfants s’amusent/ vous avez érigé un mur à Club des Pins (fréquenté par l’élite algérienne)/ où vous vous cachez/ des milliers de milliards partis en fumée ».

«Je commence un couplet sur la manière dont le système a anéanti l’enseignement, car pour moi, c’est la base de toute civilisation et ils ont réussi à briser l’éducation nationale, la culture et le savoir en général.» Elle rit pour contenir son émotion en évoquant «la scoliose dont souffrent les enfants algériens, obligés de porter des cartables remplis de livres trop lourds mais qui ne leur apprennent rien».

Le flow est sûr, la voix légèrement «auto-tunée» et le refrain percutant: le tube du Hirak ne doit rien au hasard mais à une production peaufinée et surtout «à l’inspiration que représente aujourd’hui le peuple algérien», ajoute Raja Meziane, pour qui le chanteur kabyle Lounès Matoub, assassiné quand elle avait 10 ans, reste un modèle.

«Je n’ai plus le droit à l’erreur»
Mis en ligne moins d’un mois après la première grande manifestation du 22 février à Alger, le clip Allo le système a franchi la semaine dernière la barre de la quarantaine de millions de vues et a grandement contribué à faire de Raja Meziane l’une des 100 femmes les plus influentes et inspirantes de 2019, selon le classement établi par la BBC.

«Etre la première Algérienne dans ce classement prestigieux est une fierté et une responsabilité énorme – je n’ai plus droit à l’erreur», affirme la native de Maghnia, près de la frontière marocaine. Elle a préféré bloquer l’accès à ses comptes très suivis sur les réseaux sociaux pendant le scrutin présidentiel de la semaine dernière «pour ne pas que les trolls viennent y faire circuler leurs fausses images de bureaux de vote alors qu’on sait que le peuple algérien n’a pas participé à ces élections».

L’une de ses récentes photos postées en ligne la montre avec la main sur un œil, le signe de solidarité avec toutes les victimes des violences policières lors des dernières manifestations. «Artiste engagée» comme elle se définit elle-même, elle garde l’espoir d’un changement malgré les derniers développements.

Son visage s’éclaire quand elle évoque la persévérance des manifestants ainsi que l’absence actuelle de divisions régionales et la solidarité affichée entre Kabyles et arabophones: «Même si cela fait déjà 44 semaines, le Hirak a uni l’ensemble des Algériens, tous fixés sur un même objectif: reprendre l’Algérie qui nous a trop longtemps été volée.»

«Pourquoi pas nous?»
L’exil est difficile pour le couple, loin de la famille et loin des manifestations. «C’est frustrant, parce que je ne peux pas être dans la rue aujourd’hui alors que j’étais parmi les premiers à appeler à une révolution pacifique, bien avant le 22 février.»

Le peu d’heures qu’elle ne consacre pas à son pays natal, Raja Meziane les passe à régler quelques formalités administratives, au pays de Kafka, pour notamment tenter d’obtenir une équivalence de ses diplômes de droit. Elle fait des progrès en tchèque et arrive à prononcer presque sans hésiter le nom de la place principale de Prague, «Vaclavske namesti».

«J’ai été touchée par les images de la révolution de Velours de 1989 sur cette place, avec ce peuple pacifique beau à voir qui a fini par obtenir son indépendance. Cela donne de l’espoir pour le Hirak – pourquoi pas nous?!», conclut Raja Meziane avant de replonger dans son téléphone pour avoir les dernières nouvelles de «l’Algérie chérie».