LETTRE DU MAGHREB. « Ocean Viking » De Rabat à Tunis, l’inquiétude grandit au fur et à mesure que l’Italie et la France s’écharpent sur le dossier des migrants. Un cercle vicieux.
Le duel diplomatique qui s’est déroulé entre la France et l’Italie n’a fait sourire personne hormis l’orchestre numérique de la propagande russe surjouant la partition du «racisme européen». Le feuilleton de l’Ocean Viking ballotté d’un refus portuaire à l’autre malgré la situation sanitaire de ses 230 «passagers» ne sera pas sans épisodes futurs. En lui refusant le droit d’accoster, le gouvernement de Giorgia Meloni a voulu marquer le coup des cent premiers jours de son mandat. Après avoir accueilli trois bateaux depuis son entrée en fonction, celle qui se veut la dame de fer anti-immigration aura recalé le quatrième tout en refilant le problème à la France. Qui aura reçu l’Ocean Viking dans les règles.
Ça sent le chacun pour soi
Rodomontades romaines et escarmouches politiciennes auront provoqué une crise avec Paris, des silences navrés dans les capitales du nord de l’Afrique et conforté l’opinion publique maghrébine dans ses ressentiments. Que deux des plus importants partenaires du Maghreb s’affrontent au sujet des migrants irréguliers est une très mauvaise nouvelle collective. Que deux pays fondateurs de l’Union européenne affichent ouvertement leurs dissensions sur ce dossier est une prémisse de discorde pour l’Afrique du Nord, l’imminence d’un nouveau désordre s’ajoutant au grand désordre préexistant. Ça sent le chacun pour soi de deux capitales européennes, alors que la région était habituée à une osmose entre gouvernements et Commission européenne. Il était fréquent de rencontrer à Tunis les ministres italiens des Affaires étrangères et de l’Intérieur accompagnés de deux commissaires européens. Ce dialogue risque de disparaître, signe que la politique pure et dure a fait son entrée exécutive dans ce dossier tragique. Ce ne sont plus des propos de campagne qui clivent mais des décisions gouvernementales.
Le dépit des capitales du Maghreb
Les migrants de l’Ocean Viking ne sont pas partis de Tunis comme certains leaders politiques l’ont suggéré. La migration irrégulière n’embarque pas depuis un quai, ticket en mains, stewards pour accueil. Cela se fait nuitamment, sur des plages abandonnées, afin d’éviter policiers et militaires. Les migrants repêchés par l’Ocean Viking, comme tant d’autres précédemment, ont été recueillis par petits paquets dans les eaux internationales à la lisière des eaux libyennes. Un agrégat d’embarcations de toutes sortes, barcasses, pneumatiques, le tout-venant de la dérive venu des rives de Benghazi & Co. La colère italienne sur ce sujet n’a rien d’inédit. Au plus haut de la guerre syrienne en 2015, près de deux cent mille migrants arrivaient. Entre Lampedusa (île italienne) et les côtes tunisiennes et libyennes, il existe en filigrane une autoroute maritime informelle qui relie les deux continents. Moyennant une traversée de 36 à 48 heures par mer favorable, on peut rejoindre l’espace Schengen depuis les rives de Sfax, Zarzis (Tunisie) ou de Tripoli, Benghazi (Libye). Le rôle des passeurs dépend de la provenance des migrants. Et les dirigeants du Maghreb sont aussi impuissants que leurs homologues du Nord.
Des situations insolubles de Rabat à Tunis
Rabat a toujours expliqué que sa situation de gardien des frontières de l’Europe n’avait rien d’enviable. Le Maroc, qui se veut un hub entre les deux continents, se retrouve à mécontenter tout le monde, jouant du bâton contre les migrants subsahariens, comme l’a prouvé l’enquête du Point, utilisant l’arme migratoire pour obtenir des soutiens sur le dossier du Sahara occidental. Épinglé par Paris sur son manque d’entrain à reprendre ses citoyens ayant reçu une OQTF (obligation de quitter le territoire français), Rabat est pourtant un partenaire sécuritaire important, depuis des policiers disposés à Paris pour travailler sur lesdits mineurs jusqu’à la collaboration antiterroriste.
En Algérie, la donne est statique. Malgré la visite officielle du président Macron suivie de celle d’Élisabeth Borne lestée de la moitié de son gouvernement, les OQTF ne progressent pas. Et Alger a toujours été sans pitié : quand on la quitte, on n’est plus le bienvenu.
Des Tunisiens tentent de se faire passer pour Algériens quand ils sont interpellés à leur arrivée en Europe pour ne pas être expulsés.
En Libye, l’Union européenne a déployé les grands moyens avec Frontex pour aguerrir les gardes-côtes libyens. Un peu trop parfois, au regard des «valeurs de l’Union européenne». La Méditerranée s’est muée en un cimetière accueillant plusieurs milliers de nouvelles sépultures chaque année. La guéguerre entre la France d’Emmanuel Macron et l’Italie de Giorgia Meloni aura des répercussions sérieuses sur les routes de la migration. Chaque soir, des hommes, des femmes et de plus en plus d’enfants seuls se hâtent vers des pneumatiques, des barcasses. Un cinquième des rescapés de l’Ocean Viking sont des mineurs non accompagnés. Un phénomène qui prend de l’ampleur. Face à cette tragédie sociale, les capitales du Maghreb sont face à un dilemme : sévir ou tolérer. Sans plus de succès que la France ou l’Italie.