Mohed Altrad : « Je veux soutenir la promotion d’une version éclairée de l’islam auprès des jeunes Français musulmans »

L’entrepreneur d’origine syrienne prône, dans une tribune au « Monde », l’action de la société civile, « où la diversité s’exprime, se confronte et négocie », pour lutter contre le fondamentalisme en redonnant de l’espoir aux jeunes qui croient y trouver un exutoire à leurs frustrations. Et il entend promouvoir une version éclairée de l’Islam
tribune publiée sur le site lemonde.fr, le 27 02 2021
Tribune. Je viens des environs de Rakka, la ville qui était jusqu’à il y a peu la capitale de Daech [l’organisation Etat islamique]. Rakka, Deir ez-Zor, ce sont les villes de mon enfance. Elles étaient les points de repère pour nous, Bédouins, qui nous déplacions encore. C’est à Rakka que j’ai étudié. Et c’est sur Rakka que s’est abattue une chape de déshumanisation. Toute cette région a pratiquement cessé d’exister comme territoire humain. Elle est devenue un vaste no man’s land dans lequel des milliers de jeunes gens venus des quatre coins du monde se sont précipités pour donner libre cours à leur déchaînement de violence, sans égard pour les populations locales, comme si elles n’existaient pas, comme si elles se confondaient avec le décor, comme si l’on pouvait molester et ravager impunément. Ce qui s’est passé là-bas va au-delà de la guerre, et même des pires exactions de la guerre civile.

Voyages en sens inverse
A Rakka, dans la ville de mon adolescence, il y avait beaucoup de jeunes Français. Ils avaient fait le voyage inverse du mien. Moi, j’ai quitté la Syrie en 1970 pour la France. Pour avoir le bonheur d’étudier et d’échapper à ma condition de nomade sans famille. Eux, ils ont quitté la France à partir de 2012. Pendant une, deux, trois, puis quatre années, un flot ininterrompu de jeunes Français a rejoint la Syrie et notamment cette zone de la Djézireh, « l’île » entre deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate, le berceau de la civilisation, la Mésopotamie.

Ils sont partis avec la volonté de se venger de leur condition. Avec l’idée que Dieu les appelait. Que le Sham (« le Nord », la Syrie dans le vocabulaire coranique) avait besoin d’eux. Ils ont tué. Dévasté. Terrorisé les populations locales mais aussi les Français : les attentats du 13 novembre 2015 ont été organisés à partir de là-bas. Dans quel but ? Instaurer la terreur, étendre le désespoir, propager le vide qui s’est créé dans ces âmes. Tuer son voisin plutôt que sauver son prochain.

Et toujours, l’islam a servi à revendiquer ces atrocités. Je ne crois pas que l’islam, comme religion ni comme culture, soit le vrai moteur de ces actes. C’est une imposture. Il y a derrière tout cela un ressentiment diffus : une haine anomique a trouvé dans le fondamentalisme religieux un support, un tremplin même, grâce aux réseaux sociaux. Les jeunes Français musulmans et leurs amis qui se convertissent croient y trouver une identité de substitution, en rupture avec celle des parents et en conflit avec les valeurs de la société française. Quelle réponse donner à cela ?

« Les solutions, de toute façon, ne semblent plus pouvoir passer par le discours politique. On a assez dit que la politique était discréditée. Qu’elle était coupée de la société »

Le président François Hollande m’avait proposé en 2015 de conduire une mission pour diffuser l’idée de l’entrepreneuriat dans 1 500 quartiers populaires. J’avais accepté, sans être dupe. J’ai demandé un budget, des moyens, une capacité d’action. Dans les zones où vivent ces jeunes musulmans, le chômage atteint parfois 40 %, et il y a aussi deux fois plus de disparitions d’entreprises qu’ailleurs, faute d’un accompagnement, d’un financement, d’une formation ou d’une information nécessaires. Résultat, la moitié de la population ne travaille pas, se sent exclue, maltraitée, délaissée, rejetée, victime de racisme et de xénophobie. Pour renverser le cours des choses, il faut beaucoup de moyens. Je ne les ai jamais eus.

Les solutions, de toute façon, ne semblent plus pouvoir passer par le discours politique. On a assez dit que la politique était discréditée. Qu’elle était coupée de la société, que ses représentants n’avaient plus de projet à offrir. Je me demande si cela ne vient pas tout simplement du fait que la politique est en train de s’effacer au profit de la société civile. Je sais que ce concept est mal défini. Moi, j’y mets le monde associatif aussi bien que celui de l’entreprise, le monde de tous ceux qui s’engagent, qui prennent leurs responsabilités, qui édifient des projets. C’est l’espace où la diversité s’exprime, se confronte et négocie.

Le pari de la générosité humaine
C’est donc en tant que membre de la société civile que je veux m’engager. Pour apaiser. Le fondamentalisme continue de progresser dans notre pays. Le gouvernement fait voter une loi pour « conforter les principes républicains ». Elle est probablement utile. Mais elle ne sera pas suffisante pour redonner de l’espoir aux jeunes Français qui se cherchent un avenir et croient trouver dans la radicalité religieuse un exutoire à leurs frustrations. Je veux redonner aux idéaux des Lumières la place qu’ils méritent. Je sais que certains jeunes musulmans critiquent ces idéaux, comme ils critiquent l’Occident. Des erreurs ont été commises, comme l’invasion de l’Irak par les Américains en 2003. Mais, la France de Jacques Chirac s’y était opposée. Il faut le rappeler et faire le pari de la raison, mais aussi et surtout celui de la générosité humaine.

Pour une version éclairée de l’Islam

Je crois donc à l’engagement de la société civile. Je crois aussi à la nécessité de remettre la religion à la place qu’elle doit avoir : la spiritualité, le lien personnel avec le divin, la capacité à fraterniser autour de quelque chose qui vous dépasse. C’est pourquoi, fils de Bédouin syrien, né musulman, entrepreneur, amoureux de la France, j’ai décidé de soutenir ceux qui souhaitent promouvoir auprès des jeunes Français de confession musulmane une version éclairée de l’islam. Notre pays a besoin de concorde.

  • Mohed Altrad est le fondateur et dirigeant du groupe Altrad, société de services aux entreprises du bâtiment. Il préside par ailleurs le club Montpellier Hérault rugby. Il a été candidat à la Mairie de Montpellier en 2020.