Dans l’Aveyron, la journaliste Cécile Allegra a créé un atelier pour permettre à des migrants d’évoquer en chanson les souffrances endurées pendant leur périple. Elle tire de ces sessions thérapeutiques un documentaire bouleversant, « le chant des vivants »*.
article par Etienne Labrunie publié sur le site telerama.fr le 15 06 2022
Chanter pour trouver les mots. Ceux d’une incommensurable douleur supportée par ces femmes et ces hommes qui ont fui l’Érythrée, la Somalie, le Mali ou le Soudan. Ils ont connu l’enfer des camps de réfugiés en Libye, la torture, le viol, avant de survivre à la traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune. Arrivés en France, beaucoup restent dans un état de sidération. « Engloutie par l’horreur, la parole leur fait défaut », explique la journaliste Cécile Allegra qui, depuis dix ans, témoigne de l’horreur de l’exil.
La coautrice (avec Delphine Deloget) de Voyage en barbarie, en 2014, film multiprimé, a aussi fondé Limbo, une association « pour réparer les survivants ». « Survivre ne veut pas dire être capable de vivre », souligne la Prix Albert-Londres 2015. Dans son poignant et intense Chant des vivants, elle raconte l’action de Limbo, qui organise cinq fois par an des sessions thérapeutiques dans le site majestueux de l’abbatiale de Conques, dans l’Aveyron. Encadrées par des psychologues, des dizaines de jeunes exilés participent à cet atelier où on leur propose d’écrire une chanson pour tenter de mettre des mots sur ce qu’ils ont vécu.
Si l’art thérapie par la danse ou l’expression corporelle sont des pratiques connues et déjà souvent utilisées, celle du chant est inédite. « À la différence de la psychothérapie, c’est un domaine où il n’y a pas d’école, on cherche, on innove pour faire au mieux, explique Cécile Allegra. L’idée était de trouver un langage pour rendre audible ce qui est indicible. » Le travail s’effectue en trois temps. D’abord, les volontaires comme Egbal, Anas, Bailo, Sophia, Victoria s’entretiennent avec Cécile pendant une heure. « On travaille par associations ou images… Au fil de la discussion émerge une sorte d’obsession. »
Lâcher-prise émotionnel
Accompagnée d’une thérapeute, elle est parfois confrontée à un lâcher-prise émotionnel sous l’effet de récits enfin libérés. « Une véritable hémorragie d’expressions », dit-elle. Mathias Duplessy (célèbre compositeur de musique du monde) se charge ensuite de mettre en musique les premiers textes. Retour enfin à l’auteur qui valide, corrige pour définitivement s’approprier sa chanson. « Ce sont leurs mots, mon seul rôle est de fabriquer, de trouver une récurrence et des rimes », précise Cécile Allegra. Chacun des compositeurs est d’ailleurs enregistré à la Sacem.
Au total, il aura fallu trois sessions (de deux fois sept et dix jours) pour arriver à un résultat mélodieux, émouvant et franchement surprenant. « Quand on a commencé, jamais je n’aurais imaginé que l’on puisse écrire autant de chansons », confesse la réalisatrice. Elles seront bientôt proposées sur une plateforme dédiée et leurs auteurs ont accepté d’en faire de petits clips avant de rejoindre leur centre d’accueil de demandeurs d’asile. Une parenthèse au cœur d’un autre combat. « On n’est pas un migrant quand on traverse l’enfer ; et moi je me refuse de n’être qu’un migrant », écrit et chante le Guinéen Bailo