Depuis plusieurs mois, de jeunes Français, Algériens ou binationaux, descendants de militaires, de harkis, de rapatriés ou de combattants du FLN, travaillent ensemble sur la guerre d’Algérie. Objectif : parvenir à une mémoire apaisée. Ils remettent mardi leurs propositions à Emmanuel Macron.
article par Mustapha Kessous publié sur le site lemonde.fr, le 30 11 2021
C’est l’histoire d’un voyage intérieur. Celle d’un trajet qui mène vers des mémoires encore embrasées et des souffrances familiales restées le plus souvent silencieuses. C’est l’histoire d’un voyage dans le temps. Celle d’une quête personnelle de dix-huit jeunes venue épouser la longue destinée de deux pays qui s’attirent et se déchirent depuis près de soixante ans. Onze femmes et sept hommes qui ne se connaissaient pas ont accepté de faire ensemble cette traversée avec un objectif : apaiser « cette blessure mémorielle » qui froisse la France et l’Algérie, comme l’a décrit Emmanuel Macron.
L’enjeu est lourd. Lourd de sens pour ces jeunes gens, qu’ils soient français, binationaux ou pour certains algériens. Car, même si la guerre est finie depuis 1962, Linda, Yoann, Alma, Nabil, ou encore Lina (ils ne souhaitent pas que leur nom de famille soit rendu public), qui ont entre 18 et 35 ans, portent malgré eux l’héritage de ce conflit : ils sont les petits-enfants de ces souvenirs tourmentés entre les deux pays de la Méditerranée. Leurs grands-parents ont été combattants du Front de libération nationale (FLN), militaires français, appelés, harkis ou rapatriés (pieds-noirs et juifs).
« Enormément de bienveillance »
Depuis juin, ce groupe – qui s’est nommé « Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes » – échange librement et réfléchit à la manière de rapprocher toutes ces « blessures » pour le compte de l’Elysée. « Il y a eu énormément de bienveillance entre nous », assure Gautier, arrière-petit-fils d’un général putschiste, ancien chef de l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
Après cinq mois d’intimes discussions – que Le Monde a pu suivre –, ces jeunes devaient remettre, mardi 30 novembre, plusieurs propositions, sous forme de messages, à Emmanuel Macron, censés nourrir la réflexion du président de la République autour de « la réconciliation entre les peuples français et algérien ».
Le plus important concerne l’école : ces porteurs de mémoire souhaitent que la colonisation et la guerre d’Algérie soient étudiées en classe et qu’elles deviennent un thème incontournable de l’éducation nationale. Ils estiment que « les Français nés dans les années 1980 (…) n’ont pas bénéficié de cours d’histoire sur cette période dans leur parcours scolaire ». En outre, le groupe suggère de collecter et de diffuser les paroles de personnes qui ont connu la guerre d’Algérie sur un réseau social créé à cette occasion. L’idée est de faire vivre la mémoire des derniers témoins en vie. Ils veulent aussi la création d’un « office des jeunesses franco-algériennes » pour rencontrer et mener des projets avec leurs alter ego de l’autre rive. Et le plus symbolique des messages s’adresse à Emmanuel Macron : les jeunes lui proposent de prononcer « un grand discours » sur la guerre d’Algérie qui « reflète toutes les mémoires » sans être « nécessairement fondé sur des excuses » mais « tourné vers l’avenir ». A lui de choisir désormais…
Comment ce groupe a-t-il vu le jour ? Tout commence le 2 mars. Ce mardi-là, le chef de l’Etat reçoit à l’Elysée quatre petits-enfants d’Ali Boumendjel : le président de la République s’apprête à reconnaître la responsabilité de l’armée française dans la mort de cet avocat nationaliste algérien « torturé puis assassiné » par les militaires en pleine bataille d’Alger en 1957. Par ce geste, Emmanuel Macron suit l’une des recommandations d’un rapport portant sur « la colonisation et la guerre d’Algérie » rédigé par l’historien Benjamin Stora et remis le 20 janvier.
Lors de cette rencontre, Mehdi Boumendjel, 32 ans, raconte au président qu’il a fallu « de longues discussions avec [s]on père, [s]on oncle, [s]a tante, qui ont combattu un mensonge d’Etat [la mort de son grand-père a été présentée comme un suicide], pour que nous acceptions tous ensemble, malgré la douleur, le geste du président ». Les mots justes de Mehdi Boumendjel ont été, selon l’Elysée, « un déclic » pour le chef de l’Etat, le poussant à s’intéresser à cette troisième génération. « C’est celle-ci qui fait franchir le pas à la deuxième, souligne Cécile Renault, chargée de mettre en œuvre les préconisations du rapport Stora. Il fallait se tourner vers cette jeunesse pour qu’elle ne porte plus le poids du passé car le travail d’histoire et de vérité n’a pas été fait. »
Comprendre
L’énarque constitue alors un groupe de parole d’une vingtaine de petits-enfants de la guerre d’Algérie en veillant à l’équilibre des mémoires. Ce groupe n’est pas un club d’historiens ; ses membres, pour la plupart étudiants, de milieux sociaux différents, ne connaissent pas tous ce pays. Certains n’ont même jamais foulé la terre sacrée de leurs aïeux. Mais peu importe les attaches avec cette contrée, la principale raison de leur engagement est de comprendre. Comprendre pourquoi l’Algérie a tant bouleversé leurs grands-parents. Comprendre pourquoi cette guerre reste en France « la matrice d’une grande partie de nos traumatismes », comme l’a constaté M. Macron.
Ainsi, Yoann, un Lyonnais de 35 ans, veut honorer le souvenir de sa grand-mère, une juive d’Alger, qui, avant de mourir, lui a demandé de « faire exister » sa vie et, à travers elle, celle de ses semblables. Nour, une Algéroise de 19 ans qui habite en France depuis un an pour ses études, héritière des indépendantistes, a voulu « arriver à une lucidité de réflexion » sur l’histoire de son pays, « sans être polluée par les discours du régime ». Gautier, 33 ans, s’interroge sur les motivations qui ont poussé son arrière-grand-père putschiste « à diriger l’OAS ». Ou encore, Linda, une Cannoise de 26 ans, fière d’être la petite-fille d’un harki et d’un combattant du FLN, cherche à savoir qui elle est : « On ne connaît même pas notre propre histoire », se désole-t-elle.
Tout au long des séances de travail qui se sont déroulées dans une classe de Sciences Po Paris, il y a eu des doutes, des incompréhensions et un a priori : ces mémoires allaient-elles cohabiter ? « J’avais peur qu’on soit trop dans la victimisation », raconte Linda. Pour empêcher toutes « fragmentations », Lucie, 27 ans, petite-fille de harkis, n’a cessé de rappeler qu’il ne fallait pas « hiérarchiser les mémoires et les douleurs ». Pourtant, il y a eu une fracture entre eux et des moments de tension lorsque le groupe a abordé notamment la question des excuses lors d’un éventuel discours présidentiel.
Lors d’une réunion, Amine, 18 ans, né à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), petit-fils de combattants FLN, s’explique : « Mon grand-père a vu l’armée française utiliser du napalm. Il y a un besoin de vérité. Il vaut mieux s’excuser trop que pas assez. » Nour enchaîne : « Des excuses valent insultes pour d’autres. » Amine reprend la parole : « Ce que j’attends, c’est la reconnaissance des faits, les premières victimes sont les Algériens. » Lucie propose alors que le président Macron puisse avoir des paroles saluant toutes les mémoires mais « pas nécessairement fondées sur des excuses ». Formulation qui sera conservée à la rédaction finale des messages, insuffisante pour Amine.
Il y a eu aussi des moments d’émotion. Lorsque Linda, par exemple, a raconté l’histoire de ses grands-parents qui « s’adoraient ». « Quand mon grand-père harki est mort, mon autre grand-père indépendantiste a pleuré, ils étaient comme des frères », a-t-elle décrit en larmes. Les jeunes ont été, aussi, bouleversés par le témoignage d’un combattant FLN, d’un harki, d’un appelé, d’une descendante de colon, venus ensemble à leur rencontre. Ils leur ont fait prendre conscience de l’importance de la colonisation – absente de leurs débats – dans l’histoire de l’Algérie.
« Point d’équilibre »
Une autre rencontre va les ébranler. Le 30 septembre, le groupe est invité à l’Elysée pour déjeuner avec le président de la République. Au menu : tempura de légumes sauce piquante, la lecture d’une partie des sept messages et une discussion libre avec le chef de l’Etat. Emmanuel Macron est attentif, trouve ces jeunes courageux et souhaite que leur travail circule en France. Il leur parle aussi d’un « système politico-militaire » algérien « fatigué » et se demande s’« il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? »
Ses propos, rapportés par Le Monde, le 2 octobre, provoquent une crise diplomatique inouïe entre les deux pays. La plupart des jeunes, pris dans cette tempête vertigineuse, sont effrayés : peur de représailles d’une partie de la presse algérienne (qui les a présentés comme des harkis) et de ne plus pouvoir retourner au pays. Certains regrettent les mots « maladroits » du président, d’autres estiment qu’il aurait pu aller plus loin. Trois jeunes (dont Amine), descendants du FLN, claquent la porte du groupe.
Malgré les doutes, l’angoisse et, pour certains, les pressions familiales venant d’Algérie, les quinze restants continuent leur tâche. Ils acceptent même l’invitation d’Emmanuel Macron à se rendre, le 16 octobre, à une cérémonie lors de laquelle il s’inclinera devant la mémoire des victimes algériennes du massacre du 17 octobre 1961.
Aujourd’hui, leur travail, – « sans prétention », insistent-ils – est terminé mais ils veulent continuer leurs échanges ensemble et souhaitent que d’autres porteurs de mémoire de la troisième génération les rejoignent. En cinq mois, ils estiment n’avoir fait aucun compromis ni consensus sur la question des blessures mémorielles. « Ils ont trouvé un point d’équilibre en reconnaissant la singularité de chaque mémoire sans hiérarchiser les souffrances », avance Karim Amellal, ambassadeur, délégué interministériel à la Méditerranée et qui a accompagné le groupe.
voir les propositions de groupe remises au président de la République
Les discussions, sorte de thérapie mémorielle, leur ont fait du bien. Pour eux, il n’y a plus d’ennemis : Nour a beaucoup appris en parlant aux harkis, tout comme Lucie ou Yoann en débattant avec les descendants du FLN. Ils ont l’impression d’en savoir plus sur eux, sur leur passé et de saisir davantage la complexité des douleurs liées à la colonisation et à la guerre d’Algérie. « Du coup, je ne sais pas ce que j’aurais fait pendant cette guerre », confie Nour. Toutefois, leurs voyages intérieur et dans le temps sont loin d’être terminés. Comme le dirait Gautier : « Ce groupe m’apporte plus de questions qu’avant. »