Tribune : Le nouveau visage du populisme des « anti-pass sanitaire » est déconnecté des questions sociales qui animaient les mouvements Nuit Debout ou des «gilets jaunes».
Tribune signée par la sociologue Monique Dagnaud et le groupe de réflexion Telos publiée sur le site slate.fr, le 12 09 2021
«J’ai choisi le combat pour la liberté», «Ce n’est pas Monsieur Macron qui commande, c’est le peuple. Plutôt mourir que de vivre à genou», «Nous sommes entrés en dictature»: une incursion dans la galaxie Twitter des anti-pass sanitaire met à jour une vision enflammée, frénétique de la liberté. Une liberté abstraite, proclamée avec rage comme un principe de vie qui l’emporte sur tout.
Le mouvement anti-pass est cimenté par une ivresse de soi et de liberté excédant clairement les autres enjeux qui le traversent, comme le rejet de la vaccination anti-Covid (une partie des manifestants, de fait, est vaccinée), l’éloge des médecines douces contre la médecine allopathique, l’opposition frontale aux élites politiques et scientifiques, ou, rhétorique phare de la période, la critique des Big Pharma.
Apparaît alors sur la scène protestataire une figure presque cocasse tant elle est inattendue: «je suis, donc je fais ce que je veux» face à la pandémie. Bien sûr, le quart de la population française qui est opposé au pass sanitaire ne se reconnaîtra pas dans cette description extrême. Pourtant, la posture de cette minorité, c’est-à-dire «les libertés individuelles priment sur tout» interroge[1].
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Je suis, donc je fais ce que je veux
Le principe de liberté de l’individu est consubstantiel des sociétés démocratiques, certes, mais dans tous les secteurs de la vie publique et personnelle, cette liberté est encadrée par des conceptions morales ou des contraintes de vie collective: de la liberté d’expression à la liberté de circulation, à la liberté d’exercer certaines professions, à la liberté d’entreprendre, à la liberté de choisir les méthodes éducatives pour ses enfants, etc. La liberté sexuelle, elle aussi, comporte des interdits. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, énonce le dicton populaire. On peut donc s’interroger sur le tréfonds, le substrat idéologique ou pulsionnel, la construction imaginaire qui permettent à tant de gens de se ranger derrière un principe qu’aucune société, même la plus démocratique dans ses fondements, n’a jamais imaginé faire sienne.
Les psys y verront une intolérance à la frustration de ne pas pouvoir agir comme on veut, une sorte d’infantilisation sous les auspices de la culture permissive et de l’économie d’abondance. La plupart des lieux soumis au contrôle d’un pass sanitaire concernant, en tout cas dans un premier temps, les pratiques de consommation marchande et les loisirs culturels et sportifs[2], on peut expliquer cette crise de nerfs au nom de la liberté par les contraintes imposées à la consommation –parallèlement, l’accès aux lieux de travail, les écoles, les universités, les lieux de culte, n’est pas soumis à la présentation d’un pass sanitaire.
Des sociologues y décèleront la conséquence logique (et tragique) d’une extension sans limite des droits de l’individu. Des spécialistes des médias pourront y repérer la manifestation d’une sphère communicationnelle où le tout et n’importe quoi a non seulement droit de cité, mais autant de valeur et de reconnaissance que la pensée rationnelle ou les informations validées. Ils confirmeront alors que les principes de rationalité et de vérité sont en train de se dissoudre, de se relativiser, de perdre leur légitimité auprès d’une partie de la population au profit de fantasmes les plus délirants, chacun ayant droit d’avancer des propos et d’adapter son comportement conformément à sa vision de la vérité.
Dans le sillage de nombreux travaux sur les médias, le philosophe Maurizio Ferraris (Postvérité et autres énigmes) établit une continuité entre le postmodernisme et le populisme avec la banalisation d’un régime de postvérité. Il décrit le processus de l’histoire des idées qui trace ce chemin: déconstruction de la «rationalité instrumentale» perçue comme un agent de domination, affirmation du principe nietzschéen selon lequel «il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations», émergence de nouvelles pratiques accordant la toute première place à l’émotivité et à la solidarité entre gens qui se reconnaissent entre eux, montée au pinacle de la subjectivité, avec son aboutissement –la privatisation de la vérité.
Internet galvanise ce processus, en encourageant les individus à s’exprimer et en disqualifiant les instances de validation –politique, scientifique, économique. Dans l’effervescence de la communication décentralisée, créer du faux, de l’invraisemblable et le faire circuler, c’est l’enfance de l’art –tant par la construction de «preuves» par des chiffres ou des images truquées ou sorties de leur contexte, que par le martèlement d’idées ou de visions du monde décollées de la réalité mais constamment partagées au sein des réseaux sociaux.
Ce flot de narrations et de vérités alternatives, qui par leur abondance s’apportent une garantie réciproque, est reçu comme un élément parmi d’autres du débat public et imprègne facilement les esprits au nom de l’idée selon laquelle chacun a droit à sa conception de la vérité. Le récit de la liberté individuelle comme une fin en soi, comme l’épopée bravache du héros qui entend se soustraire à la surveillance des États et aux comportements «moutonniers» d’une majorité, ce conte moderne fédère les anti-pass.
Une nouvelle étape du populisme
Le populisme qui caractérisait les mouvements Nuit Debout ou des «gilets jaunes» prend, une fois encore, une nouvelle forme. Derrière Nuit Debout, solidement implanté sur la place de la République à Paris, se profilaient la loi Travail de Myriam El Khomri et un mouvement d’étudiants et d’intellectuels précaires; derrière les «gilets jaunes», distribués sur les ronds-points de la France profonde, se situait une loi de taxation sur les carburants et la protestation de petites classes moyennes (actifs ou retraités) contre leurs conditions de vie; derrière les anti-pass, on observe un conglomérat assez disparate (tout-venant, retraités, soignants, quelques médecins et intellos radicaux et assez atypiques) plutôt provincial, mu par une image grisante de la liberté.
À chaque fois, l’espace public s’emplit d’une vague émotionnelle. Les grands médias sont emportés par la fascination, guidés par l’action des street reporters et le flux des expressions sur internet; ils tentent de repérer des porte-paroles, acteurs surtout sur les réseaux sociaux et démunis de volonté ou de capacité d’organisation sur le terrain; ils leur accordent un moment médiatique, les confirmant alors en leaders éphémères, sondent les cœurs et les esprits par des témoignages et des sondages. Beaucoup d’événements et de thèmes débattus au sein des réseaux sociaux n’impriment pas l’agenda des télévisions, tant il est vrai que pour qu’un sujet embrase l’espace public, il lui faut le relais des chaînes d’information. Ce sont elles qui, par leur puissance, «anoblissent» une cause, la popularisent, la martèlent et l’installent au cœur des délibérations publiques.
1 — 73% (stable depuis le 13 juillet) des Français estiment qu’«il faut parfois accepter de réduire nos libertés, parce que la priorité c’est de se protéger contre la maladie». À l’inverse, 26% (-1) considèrent que «rien n’est plus important que les libertés individuelles, même notre santé et celle des autres». À noter que ce sont les moins de 25 ans (51% santé, 48% liberté), les catégories populaires (59%/40%) et les personnes s’identifiant comme «gilet jaune» (42%/57%) qui sont le plus partagés. Chez les non-vaccinés, la tendance est même totalement inverse: 72% privilégient les libertés individuelles (sondage Elabe 19-20 août). Retourner à l’article
2 — Les restaurants, bars, foires, les déplacements de longue distance (train, avion, etc.), les grands centres commerciaux (plus de 20.000 m2), les salles de spectacles sportifs ou culturels, les salles de sports, les cinémas et les théâtres, les navires et bateaux de croisière, les discothèques, etc. Quelques autres lieux collectifs comme les salons professionnels, ou pour les personnes accompagnantes, les services et établissements de santé sont concernés.
3 — 71% des Français approuvent le pass sanitaire, et parmi eux 57% pensent que c’est une mesure de bon sens pour limiter l’épidémie (sondage Elabe).