La France vue par deux Indiens: liberté, vacances, famille, individualisme

« En Inde, nous.. ».  « Alors que je vous livre habituellement mon regard sur l’Inde à travers ce blog, j’ai souhaité changer de perspective pour ce billet. J’ai demandé à deux de mes amis indiens qui vivent en France de me parler de leur rapport à leur terre d’adoption. » Sylvie Collet

article publié  le 23 08 2021 sur le blog « Bombay darling » de Sophie Collet, expatriée en Inde  

Anubandh Kate, 39 ans : “En France, les rapports sociaux sont moins durs qu’en Inde”

Anu lors de son dernier voyage solo en Normandie – photo Anubandh Kate

Je m’appelle Anubandh mais les Français m’appellent Anu, ou parfois Mr Kate, comme le prénom anglais, même si mon nom de famille se prononce en réalité “Caté”. J’ai grandi à Wardha, une petite ville du Maharashtra où Gandhi a passé les 15 dernières années de sa vie, et où il règne de ce fait une ambiance culturelle et idéologique particulière. Aujourd’hui, je suis ingénieur ferroviaire et je vis en région parisienne avec ma compagne française Christelle.

Mon histoire avec la France a commencé en 2005, après ma licence en ingénierie, quand j’ai été embauché par une PME française à Bangalore, dans le domaine de la cartographie. J’ai voulu rejoindre l’Alliance française afin d’apprendre la langue, et cela m’a beaucoup plu ! Les cours étaient très interactifs, très rigolos, c’était la première fois que j’apprenais en m’amusant. Un jour, l’université de Lille est venue y présenter ses programmes, et je me suis dit que je pourrais y poursuivre mes études. J’ai été admis en Master et je suis parti en 2006.

Une de mes premières grandes surprises à mon arrivée à Lille a été la mixité hommes femmes. Pour être précis, la résidence universitaire était mixte et je n’en croyais pas mes yeux! A Shegaon, la petite ville indienne où j’avais fait mes études, les garçons et les filles étaient très séparés, l’amitié hommes-femmes n’existait pas. En France, l’amitié, mais aussi les relations amoureuses étaient possibles, et c’était un sentiment libérateur.

J’ai aussi découvert au même moment la mixité ethnique. Moi, j’ai la peau foncée et en Inde, on s’est toujours moqué de moi. Ma famille élargie et même mes amis me faisaient constamment des réflexions à ce sujet. J’avais honte, et je pensais qu’il me faudrait développer beaucoup de qualités pour compenser ce défaut. A Lille, j’ai rencontré d’autres étudiants chinois, africains, j’avais l’impression que le monde entier se retrouvait pour étudier ! Les gens m’acceptaient, avec mes qualités et mes défauts. Je me suis senti bien.

Je suis reparti en Inde après mon Master en 2008, car je n’ai pas pu trouver un emploi en France en raison de la crise financière. J’ai ensuite travaillé quelques années en Roumanie, avant de revenir en Inde, où j’étais à nouveau basé à Bangalore. Entre temps, j’ai rencontré Christelle, qui a aussi vécu en Inde, et c’est avec elle que j’ai pensé à me réinstaller en France en 2018. J’ai trouvé un travail assez facilement car il y a une réelle pénurie d’ingénieurs en Europe !

Ce que j’ai trouvé en France, c’est tout d’abord une liberté individuelle que je ne connaissais pas en Inde, qui m’a donné la possibilité de m’épanouir hors des contraintes économiques et familiales, avec moins de jugement. En France, les rapports sociaux sont moins durs qu’en Inde. Il y a un minimum pour tout : un salaire minimum, un niveau de politesse minimum, un niveau de respect minimum. En Inde, on est traité différemment en fonction de sa caste, sa classe, sa couleur de peau. Je ne dis pas que cela n’existe pas en France, mais c’est beaucoup plus subtil !

Au fil des ans, j’ai adopté certaines habitudes françaises, comme la bise – avant le covid bien sûr. Plus profondément, j’ai trouvé en France un équilibre qui me convient entre esprit cartésien et émotion. En Inde, je me sentais pas à ma place car tout repose sur l’émotion. Il n’y a pas de détachement rationnel, et c’est difficile de chercher la vérité lorsque certains sujets sont tabous. Par exemple, lorsque j’étais adolescent, personne ne m’avait expliqué les changements qui surviennent à cette période de la vie, dans le corps et dans la tête.

J’aime aussi que tant d’activités soient possibles ici. En 2019, j’ai couru le Marathon de Paris, c’était très chouette. En Inde, il y en a aussi, mais c’est vraiment réservé aux grands sportifs ! Là, je reviens tout juste d’un voyage solo Caen-Cherbourg d’une semaine en vélo. C’est la lecture des Chemins noirs de Sylvain Tesson, un ouvrage qui m’a beaucoup marqué, qui m’en a donné envie. La France me donne la possibilité de rester curieux, et je trouve ça formidable de continuer à apprendre.

Mais même si je me sens très à l’aise, certaines choses continuent de m’étonner en France. Je pensais que les Français seraient mieux protégés contre l’extrême droite par exemple, mais je vois qu’ici aussi ces idées politiques progressent. Je constate aussi beaucoup plus d’inégalités et d’écarts de salaires entre hommes et femmes en France qu’en Europe du Nord où je voyage souvent pour le travail.

Et puis, je trouve la relation des Français avec leurs parents étrange. Beaucoup de mes amis français ne supportent pas leurs parents plus de deux trois jours d’affilée ou appréhendent les fêtes de fin d’année en famille par exemple. Je ne comprends pas cela. En Inde, nous restons très proches de nos parents. C’est sans doute un autre extrême, certains d’entre nous les appellent plusieurs fois par jour !

 

Bharati Mishra, 34 ans : “Je me sens libre en France”

Bharati a appris à faire du skate en France – photo Bharati Mishra

Mon prénom veut dire “Indienne”. Je viens de Bombay et je suis installée en France depuis 2018, mais cela fait quinze ans que je suis amoureuse du pays ! Je suis enseignante de yoga et j’anime aussi des ateliers d’ayurveda, la médecine traditionnelle indienne. J’habite dans un petit village au bord de la mer, en Normandie, avec mon conjoint Bazile, qui est français.

Je suis partie en France pour la première fois en 2011, pour effectuer un Master dans une école de commerce à Lille. Ce qui m’a poussée à partir, c’est d’abord mon amour pour la langue, que j’avais apprise à l’Alliance française. Je me rappelle de films comme Jules et Jim, de chansons de Gainsbourg et d’Edith Piaf, de la musicalité des mots. J’avais visualisé la France d’une certaine manière, j’imaginais que tout le monde était raffiné, élégant. En arrivant, j’ai réalisé que c’était loin de la réalité. Cela a été une forme de choc, mais finalement l’expérience était beaucoup plus riche que cette image.

Après mes études, j’ai travaillé en entreprise pendant deux ans. J’ai rencontré Bazile à Cherbourg, puis nous sommes partis habiter en Inde, à Bombay, avant de prendre la décision de retourner en Normandie, et de quitter un mode de vie urbain que ne nous convenait plus. Depuis trois ans, nous sommes à la campagne et nous vivons dans la nature !

En tant que femme, je me sens libre en France. Je peux m’exprimer librement, m’habiller comme je veux, avoir des responsabilités, ne pas faire toutes les concessions qu’une belle famille indienne aurait exigées de moi. Mon amoureux fait les courses et le ménage, il cuisine aussi autant que moi. Ici, je ne me sens rabaissée par les hommes.

Dans beaucoup de familles indiennes – mais pas chez mes parents, s’il y a des invités à la maison, les filles ne peuvent pas sortir de leur chambre sans que leur père ne leur ait demandé. Les femmes doivent attendre que les hommes et les invités aient terminé leur repas pour pouvoir manger. Pour mes cousines qui habitent un village du Nord de l’Inde, ça se passe comme ça. Ici au contraire, mon avis compte, ma participation est importante, j’existe en tant qu’individu. Et mon mari ne va pas inviter des gens chez nous sans me demander mon avis.

Ce que j’adore en France, c’est aller boire un café ou prendre un verre en terrasse, même toute seule. Être dehors avec soi-même, ce sont des moments très précieux que je ne connaissais pas en Inde. Et tous les acquis sociaux, les vacances, les piscines municipales, les terrasses de café, les associations qui permettent d’apprendre un sport ou une activité artistique, ça n’a pas de prix ! (NDLR : en France, Bharati a appris à nager, à faire du vélo, du surf et même un peu de skate-board).

J’ai trouvé assez facile de m’intégrer en France, car je parle bien la langue et j’ai compris les codes sociaux, mais ça ne veut pas dire que plus rien ne m’étonne. Certaines choses me choquent toujours. L’individualisme a de bons côtés, mais parfois il me semble qu’on n’est pas loin de l’égoïsme. Je trouve que les Français ne sont pas très attentionnés les uns envers les autres. Même entre amis, ils ne s’entraident pas beaucoup.

En France, les liens familiaux sont très différents de ce qu’ils sont en Inde. Le fait de partir à 18 ans de chez ses parents, de mettre les personnes âgées en maisons de retraite, je l’accepte mais je ne le comprends pas. Je vois aussi des gens rendre 2 euros à leurs parents pour une baguette de pain, ou être gênés d’emprunter leur voiture, et cela me paraît absurde.

Certains aspects de l’Inde me manquent énormément. J’éprouve souvent un besoin viscéral de me retrouver dans une rue de bazar au cœur de la foule à Bombay. Il y a une sorte de magie en Inde que je ne saurais pas décrire et que je ne ressens nulle part ailleurs. Une rue indienne peut me donner une énergie folle même si je me sens épuisée. L’ambiance de spiritualité, de mélange des religions, de traditions me manque aussi. Parfois, je me sens même plus proche de mon pays en étant loin. Je le porte dans mon cœur, je le partage avec les gens qui m’entourent.

Paradoxalement, je dirais que mes habitudes françaises viennent peut-être de mon identité indienne, très adaptable. Par exemple, je me baigne maintenant dans la mer alors que l’eau est froide ! Je prends aussi des vacances… Alors qu’en Inde, on ne s’arrête jamais. J’ai aussi découvert la tisane, et j’en consomme beaucoup. Ah oui, et puis je ne bois que du vin nature, rouge et sans sulfites ! Je suis devenue plus puriste que les Français !