La construction de murs aux frontières de l’Europe est-elle vraiment un rempart contre l’immigration irrégulière ?

Pour répondre à la crise migratoire à sa frontière avec la Biélorussie, la Pologne entend bâtir une clôture de 180 km de long. Pour les expertes interrogées par franceinfo, « ces murs ont un effet de détour » et « rien ne va dissuader les exilés« .
Article par Valentine Pasquesoone publié sur le site francetvinfo.fr le 6 01 2022
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Plus de 180 km de clôtures, bâtis sans relâche en 180 jours. Voici la réponse apportée par la Pologne en novembre, face aux arrivées de migrants à sa frontière avec la Biélorussie. « Un investissement absolument stratégique et prioritaire dans le contexte de la sécurité de notre pays et de nos citoyens », avait alors insisté le ministre de l’Intérieur, Mariusz Kaminski, cité par Le Figaro, pour justifier le projet.

Ces clôtures viendront bientôt s’ajouter aux quelques 1 000 km de murs déjà existants au sein de l’Union européenne et de l’espace Schengen, selon le think tank Transational Institute* (TNI). Face à l’instrumentalisation d’exilés par les autorités biélorusses, douze Etats-membres de l’UE ont appelé la Commission européenne à financer la construction de telles barrières aux frontières extérieures de l’Europe, « une mesure de protection des frontières efficace, qui sert les intérêts de l’ensemble de l’UE, pas seulement les Etats-membres en première ligne », clament-ils.

Ces barrières physiques, en net développement depuis la crise migratoire de 2015 sur le continent européen, sont-elles réellement une réponse adéquate et « efficace »? Quelles conséquences entraînent-elles pour les personnes exilées souhaitant demander l’asile en Europe ? A l’heure où débute la présidence française de l’UE, dont l’une des priorités affichées est la réforme de l’espace Schengen, franceinfo s’est penché sur ces questions.

Des murs qui génèrent des contournements

L’Europe est aujourd’hui le deuxième continent, après l’Asie, à compter le plus de murs frontaliers, d’après le Transnational Institute*. Les six dernières années ont sensiblement joué sur cette donnée. En 2015, plus d’un million de migrants sont arrivés illégalement en Europe. Selon l’Agence des droits fondamentaux de l’UE*, 235 km de murs ont été construits entre la Bulgarie et la Turquie, 158 km entre la Hongrie et la Serbie, plus de 200 km à la frontière séparant la Lettonie de la Russie… Sans compter les clôtures bâties au sein même de l’UE, notamment à la frontière entre la Hongrie et la Croatie.

Si l’augmentation des arrivées d’exilés, au milieu des années 2010, a été l’élément déclencheur de cette réaction, il est nécessaire de rappeler « l’importance des contextes politiques nationaux dans ces développements« , souligne Helena Hahn, analyste politique à l‘European Policy Centre (EPC). « La hausse des flux migratoires s’est accompagnée d’une poussée des politiques et gouvernements populistes. »

Les images de ces constructions, dans un contexte de montée des discours hostiles à l’immigration, visaient à envoyer un signal clair et supposément rassurant aux populations.

« Bâtir ces murs est un symbole, un message envoyé aux citoyens. C’est un outil de plus en plus utilisé par les gouvernements pour montrer qu’ils s’attaquent à l’immigration irrégulière.« Hanne Beirens, directrice du Migration Policy Institute Europe

Une fois passé ce temps de la communication politique, quels premiers effets ces barrières ont-elles eu aux frontières européennes ? Comme le souligne Hanne Beirens, « les recherches sur le sujet nous montrent qu’une clôture renforcée, bien maintenue et surveillée, peut être hautement efficace pour un endroit assez petit, et qui était vu comme un point de passage ». Néanmoins, si ces clôtures ne couvrent pas l’ensemble d’une frontière, « cela a un effet de détour, de déviation : ces murs dévient les flux migratoires vers d’autres endroits de la frontière où il y a moins de clôtures« .

Ainsi, la construction de barrières à la frontière hongroise a provoqué un déplacement de nombreuses arrivées vers la Slovénie et la Croatie, d’après une enquête du média public canadien CBC*. Un autre mur, celui bâti par la Macédoine à la frontière avec la Grèce en 2016, a réduit les entrées tout en créant un « embouteillage », « ainsi que le camp de réfugiés le plus important d’Europe » à Idoméni (Grèce). Jusqu’à 15 000 exilés y sont restés bloqués jusqu’au démantèlement du camp.

Des murs qui ne dissuadent pas les exilés

Si ces murs envoient « un signal clair, celui de ne pas vouloir laisser entrer des gens, il y a de nombreux autres facteurs qui jouent un rôle-clé dans la décision d’émigrer, souligne Helena Hahn. Les violences, les conflits, l’économie… Il faut regarder au-delà des murs et comprendre ce qui pousse vraiment les personnes à s’exiler. » Les migrations irrégulières vers l’Europe ont bien décliné après le pic de 2015, reculant à 374 000 en 2016 puis 184 000 en 2017, mais les constructions ne sont pas la cause principale de cette évolution, selon la doctorante américaine Eleanor Paynter. Cette baisse a eu lieu « avant tout car moins de Syriens fuyaient leur pays ravagé par la guerre », rapporte-t-elle dans The Conversation*.

L’accord de 2016 entre Bruxelles et Ankara, autorisant les renvois d’exilés de la Grèce vers la Turquie, ainsi que la fermeture des frontières sur la route des Balkans, a aussi joué un rôle important, selon Frontex*. En outre, « davantage de migrants – près de 700 000 personnes – sont détenus en Libye », rappelait en 2019 Eleanor Paynter. Pour réduire les arrivées via la Méditerranée, une politique européenne de collaboration avec des autorités libyennes a provoqué une hausse de ces détentions, en « parrainant des gardes-côtes libyens pour qu’ils interceptent les migrants dans les eaux internationales et qu’ils les ramènent en Libye« , relève Médecins sans frontières*.

Pour Chloé Peyronnet, doctorante en politique migratoire européenne à l’université Paris 2 Panthéon-Assas, « absolument rien ne va dissuader les exilés, à part la contrainte physique par des Etats tiers en amont des frontières ». Les murs, barbelés et autres obstacles entraînent finalement les personnes exilées vers des voies migratoires alternatives, souvent plus dangereuses, relèvent les chercheuses

« Cela revient à mettre en place des dispositifs dont on sait qu’ils vont causer la mort de certaines personnes. » Chloé Peyronnet, doctorante en politique migratoire européenne 

Des murs pour empêcher de demander l’asile

Les fermetures progressives au fil de la route des Balkans, à partir de 2015, ont ainsi poussé certains exilés sur la route de l’Arctique vers la Norvège et la Finlande, en passant par la Russie, souligne la chercheuse Ainhoa Ruiz Benedicto du Centre Delàs, co-auteure du rapport du Transnational Institute sur ces murs frontaliers en Europe. « Cette route de l’Arctique était plus longue et plus risquée, car ces migrants devaient marcher plus longuement et dans le froid », illustre-t-elle . Une situation qui les rend particulièrement vulnérables aux réseaux de passeurs. « Cela va considérablement faire monter les prix des trafiquants d’être humains, des passeurs, appuie Chloé Peyronnet. Les prix augmentent avec la dangerosité du trajet. »

Le renforcement de la surveillance des frontières a en parallèle provoqué un rebond des violations des droits fondamentaux des exilés, d’après l’Agence des droits fondamentaux de l’UE. « Les barrières aux frontières peuvent limiter la capacité de personnes ayant besoin d’une protection internationale à chercher un refuge« , estime-t-elle. En théorie, la possibilité de déposer une demande d’asile est un droit fondamental, garanti par les textes européens comme internationaux. Pourtant, ces clôtures ont mis à mal cet acquis.

« Tous les êtres humains ont le droit de demander l’asile, mais avec ces murs, il n’y pas de différence entre les demandeurs d’asile et les autres migrants. »Ainhoa Ruiz Benedicto, chercheuse au Centre Delàs

Et l’experte de déplorer l’absence d’un mécanisme européen pour protéger ce droit. De l’avis de Chloé Peyronnet, l’objectif de ces clôtures est justement « d’empêcher que des personnes qui pourraient demander l’asile demandent l’asile ». Des entraves au droit exacerbées par plusieurs dispositions d’Etats-membres, venues sanctionner les entrées irrégulières sur leurs territoires. En septembre, Amnesty International* a ainsi alerté sur l’impact de deux lois polonaises, qui rendent impossible toute demande d’asile pour des personnes arrivées en situation irrégulière.

Des murs à l’origine de violences

Ces frontières physiques peuvent aussi devenir des lieux privilégiés de refoulement de migrants, et d’atteinte à leur intégrité physique. « Les recherches menées par les ONG, les vidéos nous confirment que les expulsions automatiques de personnes subsahariennes au niveau de la barrière de Melilla entraînent fréquemment de mauvais traitements par les forces marocaines« , alerte le Centre européen pour les droits humains et constitutionnels*. Des maltraitances qui « impliquent un haut niveau de violence » et qui « sont connues des forces espagnoles ».

« Les ONG et les médias ont documenté ces violences, mais les victimes ont très rarement la possibilité de rapporter ce qui s’est passé. »Helena Hahn, analyste politique au sein de l’European Policy Centre

Ces barrières entraînent en parallèle directement des blessures, voire des décès. Dans un récent rapport* de l’Agence des droits fondamentaux de l’UE, les chutes de ces murs aux frontières sont justement citées comme l’une des causes des morts d’exilés, en hausse après 2016. Trente-et-une personnes sont ainsi mortes autour des clôtures bâties dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla entre 2018 et 2020, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Face au développement de ces murs, que peut faire l’Union européenne ? « Les Etats-membres ont le droit de financer et de construire des murs comme bon leur semble. Ce n’est pas une compétence de l’UE », relève Helena Hahn. Néanmoins, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a rappelé en octobre la « position commune » de l’exécutif et du Parlement européen, « selon laquelle il n’y aura aucun financement de fils barbelés et de murs » aux frontières.

Quelle vision Emmanuel Macron défendra-t-il sur le sujet, lors de la présidence française du Conseil de l’UE? « Nous devons avoir des modes de protection coordonnée et commune de nos frontières extérieures. Beaucoup de migrants arrivent par les voies aériennes ou maritimes. J’ai peur qu’un mur n’y suffise pas« , avait déclaré le chef de l’Etat lors du Conseil européen des 21 et 22 octobre. Et le président de souligner : « Nous devons nous protéger. Mais nous ne devons jamais le faire en oubliant les principes qui sont les nôtres. »