Un collectif d’intellectuels musulmans exprime, dans une tribune au « Monde », leur attachement commun aux idéaux républicains de la France et aux valeurs humanistes de l’islam, en se fondant sur ce que dit le Coran.
tribune publiée sur le site lemonde.fr, le 16 04 2021
Tribune. A l’occasion du ramadan, mois de jeûne et de recueillement dans l’islam, nous voulons réaffirmer les principes qui nourrissent la relation entre notre foi musulmane et notre citoyenneté française. Intellectuelles et intellectuels musulmans, nous voulons exprimer notre attachement à la France et aux valeurs humanistes de l’islam.
Nous ne voyons aucune incompatibilité entre notre attachement à la France et nos croyances religieuses individuelles, quelles qu’elles soient.
Nous nous inscrivons dans la culture française et l’esprit des Lumières. La France a une riche tradition de portée universelle et intemporelle, dans les sciences, dans les arts, dans les idées. Nous ne voyons aucune contradiction entre l’exercice de la raison et notre confession musulmane. Après tout, il fut un temps où la civilisation islamique a elle aussi brillé dans les sciences, les arts, les idées. Nous rappelons que le Coran appelle à faire usage de son entendement et de sa raison dans l’observation de la nature, comme dans la réflexion sur la vie. La raison n’est pas l’obstacle à la foi dans l’islam, mais en est une condition nécessaire (par exemple, Coran, 2.44 ; 3.190 ; 16.12-13, 67 ; 20.54 ; 45.5).
Nous sommes attachés à l’école républicaine, détentrice et dispensatrice de savoirs, comme à la diffusion de toutes les formes de savoir. La tradition islamique insiste sur le respect pour les enseignants(es) et la quête du savoir. Par exemple, un hadith célèbre (dire rapporté du Prophète) dit : « Le savoir est une obligation pour tout musulman et toute musulmane. » Les musulmans qui ont bâti Anjar, l’une des premières cités omeyyades (715), avaient adopté le plan urbain romain. Dans les bayt al hikmah (instituts bibliothécaires) des Abbassides, se mêlaient et débattaient savoirs grecs, juifs, chrétiens (syriaques), persans, indiens, chinois.
La France et le « monde » musulman ne sont pas en guerre. Les déclarations de la France et de l’Union européenne pour dénoncer les crimes contre les Ouïgours et les Rohingya en attestent. Célébrer une guerre de civilisations ne ferait que conforter les extrêmes et devenir une prophétie autoréalisatrice, comme déjà le président Jacques Chirac l’observait en tentant d’arrêter la machine de guerre Bush contre l’Irak en 2003.
Nous condamnons tous les actes terroristes sans appel, sans réserve, sans mesure. Rien ne peut justifier un acte terroriste ni la violence aveugle. Le Coran dit : « N’attentez pas à la vie de votre semblable, que Dieu a rendue sacrée… » (17.33). Et encore : « Quiconque tue un être humain non convaincu de meurtre (…) est considéré comme le meurtrier de l’humanité tout entière. Quiconque sauve la vie d’un seul être humain est considéré comme ayant sauvé la vie de l’humanité tout entière ! » (Coran, 5.32). La valeur de la vie est sacrée. Nous condamnons donc toute apologie du terrorisme.
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Nous souscrivons à l’impératif de tolérance religieuse et de liberté de conscience. Nous nous érigeons contre les obscurantismes en rappelant que le Coran reconnaît la diversité des points de vue et des identités à travers le monde (par exemple, 22.67 ; 30.22 ; 49.13 ; 10.19). Le Coran reconnaît explicitement la diversité des religions et de leurs rites (2.62 ; 10.47 ; 22.67). De manière concrète, le Coran recommande d’être bienveillant et de ne pas réagir négativement, y compris par rapport aux non-croyants (5.13 ; 7.199 ; 25.63). Par exemple : « Les serviteurs du Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur la terre, ceux qui répondent avec douceur aux non-croyants qui les interpellent » (Coran, 25.63). Le Coran interdit toute coercition en religion : chacun, chacune, est libre de croire en son for intérieur… ou pas. Un verset fameux dit : « Point de contrainte en religion » (Coran, 2.256).
Nous pouvons être offensé(es) face aux caricatures du Prophète, mais nous respectons l’entière liberté d’expression des auteurs de « Charlie Hebdo », sans réserve. En France, la liberté d’expression est aussi ce qui garantit la liberté de conscience. Comme le note la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. » Nous rappelons aussi que, face à ce qui est perçu comme une offense, le Coran recommande la mesure ; celui qui surréagit devient l’agresseur (5.45 ; 16.126 ; 42.40). En cas de différends concernant la religion, on ne doit pas chercher à imposer sa vision à autrui car ce n’est pas à l’être humain de juger de la croyance d’autrui (Coran, 6.164 ; 22.67-69 ; 39.46). Face à la moquerie ou au blasphème, le Coran recommande de ne pas se disputer (6.91 ; 7.199 ; 9.64 ; 42.15). Quand un(e) musulman(e) entend un discours contraire à sa religion, il(elle) doit « se détourner, en disant : “A nous notre manière d’agir, et à vous la vôtre ! Que la paix soit avec vous !” » (Coran, 28.55).
Nous condamnons toute forme d’antisémitisme, de négation de l’Holocauste, ou de racisme. Le Coran tient en haute estime le judaïsme (7.159 ; 32.23 ; 45.16). Par exemple : « Nous avons donné aux fils d’Israël l’Ecriture, la sagesse et la prophétie » (45.16). Ou encore : « Dans le peuple de Moïse, il y a des gens qui se laissent guider par la vérité et qui, quand ils rendent un jugement, le font avec équité » (Coran, 7.159). Moïse est le plus cité des prophètes dans le Coran (par exemple, 19.51-52 ; 28.44). Le Dieu du Coran est celui de la Thora : « Nous avons révélé la Thora comme guide et comme lumière » (5.44). L’islam, comme d’autres religions, s’insurge contre les réflexes tribaux et chauvinistes (Coran, 10.47 ; 49.13). Un hadith dit : « Tous les humains sont égaux comme les dents d’un même peigne », et un autre répète : « Pas de différence entre un Arabe et un non-Arabe, entre un Blanc et un Noir. » Affirmer les droits des Palestiniens ne justifie aucun antisémitisme.
Nous condamnons toute forme d’antichristianisme. Nous réaffirmons l’éminent rôle des chrétiens d’Orient dans le monde arabe, aujourd’hui comme hier. Le Coran tient en haute estime le christianisme. Par exemple : « Nous avons envoyé (…) Jésus, fils de Marie, à qui nous avons donné l’Evangile. Et nous avons fait naître dans le cœur de ceux qui l’ont suivi la bonté et la compassion » (Coran, 57.27). Le Dieu du Coran est aussi celui de l’Evangile : « Nous envoyâmes Jésus, fils de Marie, qui vint confirmer le contenu de la Thora précédemment révélée. Nous le dotâmes de l’Evangile qui est à la fois un guide et une lumière corroborant la Thora » (5.46). Jésus et Marie figurent parmi les personnes les plus saintes de l’islam (Coran, 2.87 ; 43.63 ; 66.12).
Nous défendons la stricte égalité entre femmes et hommes, et nous nous associons pleinement aux mouvements qui luttent pour le droit des femmes au travail, dans la famille, dans la société. Le Coran pose l’égalité hommes-femmes dans la foi et la dignité. En particulier, dans le Coran, la femme ne procède pas de l’homme : Eve n’y est pas créée en deuxième après Adam, à partir de sa côte. Au contraire, le Coran affirme que l’humanité a été créée à partir d’une âme unique : « Ô vous les gens ! Craignez votre Seigneur qui vous a créé d’un seul être (min nafsin wâhidatin, ou d’une seule âme), et a créé de celui-ci son couple (zawjaha) » [Coran, 4.1]. Dans le Coran, femmes et hommes sont égaux dans la responsabilité individuelle : seule compte la moralité de leurs actions, en bien ou mal (Coran, 4.124, 9.71). Le Coran rompt avec la culture patriarcale de l’Arabie préislamique en faisant de la femme une personne autonome sur le plan juridique et financier, exerçant ses transactions sans autorisation du mari.
Concernant le voile, nous pensons qu’il revient à chaque femme de décider pour elle-même. A chaque femme d’exercer sa liberté individuelle, sans céder aux injonctions d’autrui, quelles qu’elles soient. Dans les versets sur le voile, le Coran invite avant tout à la pudeur et à la modestie, les femmes comme les hommes (24.30-31). Se couvrir les cheveux n’est pas explicitement mentionné (24.30-31 ; 33.59), c’est une question d’interprétation personnelle. Certaines femmes voient dans le voile une question de foi personnelle, d’autres non. Le voile est une affaire de choix individuel.
Nous refusons les amalgames entre islam, islamisme, islamisme radical, séparatisme, et terrorisme.
Moreno Al Ajamî, médecin, islamologue, spécialiste de l’exégèse du Coran ; Mohamed Bajrafil, professeur de lettres, enseignant à l’Inalco et islamologue ; Azouz Begag, écrivain, sociologue et ancien ministre (2005-2007) ; Malik Bezouh, docteur en physique et essayiste ; Saïd Branine, directeur de la rédaction de Oumma.com ; Eva Janadin, déléguée générale de l’association L’Islam au XXIe siècle ; Anne-Sophie Monsinay, cofondatrice du mouvement des Voix d’un islam éclairé ; Marwan Sinaceur, professeur de psychologie sociale à l’Essec.
Collectif intellectuels musulmans