Des présidents d’université et de maîtres de conférences s’alarme, dans une tribune au « Monde », sur le sort réservé aux étudiants internationaux présents en Ukraine qui sont en danger, quelle que soit leur nationalité, et plaident pour un accueil large dans l’intérêt de la France.
tribune publiée sur le site lemonde.fr, , le 03 04 2022
Tribune. Le 4 mars, l’Union européenne (UE) a fait preuve d’une belle et inédite unanimité pour accueillir les exilés de la guerre en Ukraine, en activant le mécanisme d’urgence de la protection temporaire. Mais ce consensus fut obtenu au prix du sacrifice de certains étrangers d’Ukraine, dont les étudiants internationaux : le groupe de Visegrad, Pologne en tête, ouvre grand les bras aux Ukrainiens mais pas aux résidents initialement venus d’Afrique ou du Moyen-Orient.
Les premières propositions de la Commission européenne et de la France, présidant le Conseil de l’Union européenne, avaient pourtant englobé les Ukrainiens, les résidents permanents, les réfugiés statutaires, mais aussi tous ceux en séjour régulier non permanent en Ukraine et qui ne peuvent rentrer chez eux de manière « sûre et durable ». Ces derniers ont été exclus du dispositif finalement adopté.
Un million de personnes par semaine ont franchi les frontières depuis le 24 février ; à ce jour 10 millions de personnes sont déplacées. Parmi 41 millions d’habitants, l’Ukraine compte 470 000 résidents étrangers, dont (seulement) 61 000 étudiants étrangers. Certains sont en souffrance aux frontières orientales de l’UE ; mais d’autres sont déjà en France.
Qui sont-ils ? Essentiellement des francophones d’Algérie, de République démocratique du Congo (RDC), du Maroc. L’Ukraine en accueillait un nombre somme toute restreint. L’Unesco pour 2020 recense surtout des anglophones (15 000 Indiens, 4 000 Nigérians, 3 000 Egyptiens, 250 Pakistanais), qui ne chercheront pas à venir en France. Mais aussi 5 700 Marocains, 500 Algériens, 500 Tunisiens, 400 Congolais.
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Long et incertain
Qu’ils soient Ukrainiens ou non, ils peuvent mourir de la guerre, comme ce jeune étudiant algérien en aéronautique tué à Kharkiv le 26 février. Leur sort est suspendu à celui de leurs universités. A l’Est, certaines ont été bombardées notamment à Kharkiv, qui compte plus de vingt établissements d’enseignement supérieur.
On n’a aucune nouvelle des universités de Marioupol. Pour beaucoup, ce sont des étudiants ingénieurs à Odessa, médecins à Dnipro, en école de commerce à Kharkiv. Peuvent-ils trouver refuge à l’Ouest ? C’est incertain, d’autant que nombre d’enseignants ont pris les armes, sont partis retrouver leurs familles (à l’Est y compris), ou ont fui le pays.
Or, le droit européen encourage aussi l’accueil des étudiants internationaux venant d’Ukraine. En France, ils pourront demander l’asile, nous dit-on. Mais la question n’est pas là : ils ne sont pas forcément persécutés dans leur pays d’origine. S’ils y rentrent, ils seront prioritaires pour revenir avec un visa étudiant, nous dit-on. Outre que les promesses n’engagent que ceux qui y croient, c’est aussi long et incertain que l’asile : que de temps perdu pour ces quelques milliers de jeunes au parcours déjà ralenti par la pandémie.
Tant la directive [relative à une] « protection temporaire » de 2001 que la décision du Conseil du 4 mars qui la met en œuvre rappellent aux Etats européens que, au-delà des Ukrainiens, des réfugiés et des résidents permanents, ils peuvent aussi protéger d’autres catégories de personnes et notamment celles qui « étudiaient ou travaillaient en Ukraine pour une courte période au moment des événements ayant conduit à l’afflux massif de personnes déplacées ».
Sélectif
Le ministère de l’intérieur français, dans une instruction du 10 mars adressée aux préfets, est resté sourd à cet appel. Et, en définitive, les étudiants internationaux fuyant l’Ukraine sont exclus du dispositif mis en place par le ministère de l’enseignement supérieur dans une circulaire du 22 mars.
Seuls les étudiants bénéficiaires de la protection temporaire bénéficient de garanties en termes d’inscription, d’aides sociales, de logement ou de soutien psychologique. Quant au programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil (Pause), qui accueille les chercheurs étrangers en danger, il est étendu aux doctorants de nationalité ukrainienne.
L’élan universitaire est bien présent… mais sélectif. Il n’est pas trop tard pour inclure davantage. La France a le choix et s’honorerait en mettant en pratique ses propres propositions. D’autres Etats la devancent : l’Allemagne, qui montre l’exemple comme en 2015, et l’Espagne visent expressément les étudiants étrangers, dans les conditions restrictives prévues par le droit européen.
En outre, Ukraine et UE sont liées par des engagements réciproques en matière universitaire, qui n’ont pas cessé au 24 février. L’accord d’association de 2014 comporte un volet encourageant la coopération et la mobilité universitaire des enseignants et étudiants. Faut-il rappeler qu’Erasmus n’opère pas de distinction sur la nationalité ? L’Ukraine possède un système universitaire équivalent au nôtre, étant partie à de multiples accords de reconnaissance mutuelle des diplômes, y compris avec la France.
Des pays africains choqués
Ceux qui ont commencé leurs études en Ukraine pourraient ainsi bien plus facilement les valider en France que dans leur pays d’origine, à supposer qu’un cursus universitaire semblable y existe. Si le Congolais Denis Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018, avait pu suivre ses études de gynécologie à Bukavu (RDC), il ne serait pas venu à Angers.
D’abord, le traitement différencié de leurs ressortissants choque les pays africains qui s’insurgent face aux allégations répétées de discrimination raciale. L’Union africaine a officiellement protesté. Or l’Europe a besoin d’alliés à l’Assemblée générale de l’ONU au moment des votes sur l’agression de l’Ukraine. Ce serait un geste d’apaisement à l’égard d’un continent dont il ne faut pas sous-estimer le ressentiment passé et dont dix-sept membres se sont abstenus deux fois de voter en faveur des positions occidentales.
Ensuite, la solidarité militaire et humanitaire avec l’Ukraine est vitale, mais ne peut se réduire à cela. Ayons une réflexion plus stratégique que le court-termisme ambiant à visée électorale : continuons à former les étudiants internationaux que l’Ukraine avait choisi d’accueillir. La guerre va durer, annoncent les experts. Le président ukrainien appelle déjà les Européens à penser l’après, quand il faudra un nouveau plan Marshall. Qui va reconstruire les ponts et chaussées, les écoles, les universités, les théâtres, les hôpitaux, si ce ne sont les étudiants d’aujourd’hui ?
Nous, universitaires, sommes prêts à contribuer maintenant à la formation de ceux qui ont déjà un lien avec l’Ukraine, qu’ils parlent russe, ukrainien ou français, qui reviendront bâtir, qui sauront ce que solidarité veut dire, tant avec l’Ukraine qu’avec la France.
Liste des signataires : Karine Abderemane, maîtresse de conférences à l’université Paris-Saclay ; Annick Allaigre, présidente de Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis ; Claire Brice-Delajoux, maîtresse de conférences à l’université d’Evry-Paris-Saclay ; Eric Carpano, président de l’université Jean-Moulin-Lyon-III ; Julian Fernandez, professeur à l’université Paris-Panthéon-Assas ; Thibaut Fleury Graff, professeur, directeur de la Graduate School Droit de l’université Paris-Saclay ; Christophe Fouqueré, président de l’université Sorbonne-Paris-Nord ; Marie-Pierre Lanfranchi, professeure à Aix-Marseille Université ; Lionel Larré, président de l’université Bordeaux-Montaigne ; Pierre-François Laval, professeur à l’université Jean-Moulin-Lyon-III ; Alexis Marie, professeur à l’université de Bordeaux ; Ilaria Pirone, vice-présidente de la commission de la formation et de la vie de campus, université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis ; Christian Roblédo, président de l’Alliance des universités de recherche et de formation (Auref, association de 35 présidents d’universités françaises) et président de l’université d’Angers (Maine-et-Loire) ; Mathieu Schneider, président du réseau MEnS (Migrants dans l’enseignement supérieur) ; Bérangère Taxil, professeure à l’université d’Angers.