L’auteur de « L’Archipel français » livre les enseignements de l’enquête Ifop pour « Le Point » et la Fondation Jean-Jaurès sur les musulmans en France.
Propos recueillis par Thomas Mahler et publiés sur site lepoint.fr, le 18 09 2019
Jérôme Fourquet. Politologue, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise de l’institut de sondages Ifop depuis 2011. Il a reçu le prix du Livre politique pour « L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée » (Seuil).
Le Point : Il y a trente ans éclatait l’affaire des foulards à Creil. Est-ce un tournant important dans la société française
Jérôme Fourquet : A partir du début des années 1980, il y a une prise de conscience collective, par la société française, non seulement de la réalité de la présence d’immigrés de culture musulmane sur son territoire, mais aussi du fait que cette immigration a vocation à rester sur place. La première date symbolique, c’est 1983, avec la Marche des beurs et les grèves dans l’automobile. On commence à parler de « la deuxième génération ». 1989 est une autre date clé, avec cette fois-ci une prise de conscience des défis que représente cette immigration musulmane, notamment sur le principe de la laïcité. Les signes religieux dans les établissements publics ne sont alors plus une problématique dans une société française qui est en train de s’apaiser sur la guerre des deux écoles et qui, comme l’écrit Marcel Gauchet en 1985 dans « Le désenchantement du monde », a déjà bien entamé son processus de sortie de la religion. L’affaire de Creil repose subitement la question de la manifestation du religieux dans l’espace public et, comme le montre bien le livre que viennent de publier les éditions de l’Aube et la Fondation Jean-Jaurès, « Les foulards de la discorde. Retours sur l’affaire de Creil. 1989 », ce retour du religieux, mais musulman, est particulièrement problématique pour la gauche française. La laïcité, élément structurant de l’identité de la gauche française, avait toujours été pensée dans le contexte de l’opposition au catholicisme. Là, elle se retrouve confrontée à la religion musulmane, ce qui change énormément de choses
Plus globalement, l’affaire de Creil va susciter un intense débat dans la société française autour de l’interrogation sur l’acclimatation possible de l’islam à notre modèle républicain. 1989 ouvre en quelque sorte une nouvelle ère et acte médiatiquement et sociologiquement l’existence de l’islam en France. L’Ifop, qui a pour vocation de suivre les évolutions de fond de la société française, a d’ailleurs commencé cette année-là à sonder et interroger la population de confession ou de culture musulmane. Trente ans après cet événement marquant, Le Point et la Fondation Jean-Jaurès ont demandé à notre institut de jeter un nouveau coup de projecteur sur cette population de confession ou de culture musulmane.
Quels sont les principaux enseignements de votre grande enquête ?
Le premier enseignement réside dans la puissance de l’orthopraxie, qui se renforce au fil du temps, notamment auprès des jeunes générations. L’orthopraxie désigne la capacité d’une religion à fixer des règles comportementales concernant la vie quotidienne et le fait que le public de croyants se conforme aux injonctions de la religion à laquelle il est rattaché spirituellement et culturellement. L’islam en comporte un certain nombre et son empreinte sur la vie quotidienne a gagné du terrain. En 1989, beaucoup ont cru à une crise d’adolescence et qu’il suffisait d’être patient. S’opposant à l’exclusion des collégiennes voilées de Creil, SOS Racisme estimait que « le jean finira[it] par l’emporter sur le tchador ». Avec trente ans de recul, et alors que les jeunes qui avaient 15 ans à l’époque en ont aujourd’hui 45, on voit que l’empreinte de la religion sur cette population ne s’est pas effacée, bien au contraire.
Notre enquête montre ainsi que la proportion de personnes (de confession ou de culture musulmane) déclarant participer à la prière du vendredi à la mosquée a plus que doublé, passant de 16 % en 1989 à 38 % aujourd’hui. C’est spectaculaire. Bien sûr, il s’agit de déclaratif, et il faut donc relativiser cette assiduité affichée. Mais le biais déclaratif était le même dans le sondage de 1989. Ce que ces résultats traduisent, c’est que, dans cette population, la norme sociale est beaucoup plus religieuse aujourd’hui qu’il y a trente ans. Quand on regarde dans le détail, on observe que cette pratique est, comme dans les pays musulmans, beaucoup plus importante chez les hommes (55 % des hommes déclarent fréquenter la mosquée le vendredi, contre 20 % chez les femmes). Des écarts importants apparaissent également selon les tranches d’âge. C’est l’inverse du catholicisme, c’est-à-dire que les générations les plus âgées apparaissent moins sous l’influence de cette injonction à la prière (seulement 28 % des plus de 50 ans disent aller à la mosquée le vendredi), alors que 49 % des jeunes disent se conformer à ce commandement. Le respect du jeûne pendant le ramadan est aussi en progression depuis 1989, passant de 60 % à 66 %. La progression s’est surtout faite au début des années 2000, période où s’est produit un réveil identitaire et religieux dans tout le monde musulman.
Troisième manifestation de l’empreinte religieuse sur la vie quotidienne : nous constatons une chute de la proportion de personnes de religion ou culture musulmane déclarant boire de l’alcool, même occasionnellement, passant de 35 % en 1989 à seulement 21 % aujourd’hui. Il y a sans doute, là encore, un biais déclaratif (et nous n’allons pas vérifier dans leur vie quotidienne !), mais, de nouveau, ce biais déclaratif valait aussi en 1989. Manifestement, à l’époque, le conformisme ambiant dans cette population était moins strict en la matière. Quatrième élément : la forte prégnance du halal, qui ne se limite plus à la viande. Parmi les sondés, 57 % disent consommer uniquement de la confiserie halal, mais 47 % achètent aussi des plats cuisinés halal et 48 % affirment systématiquement regarder la composition des produits alimentaires achetés pour s’assurer qu’ils ne contiennent pas de la gélatine animale ou du porc. Comme le poids de cette population musulmane a augmenté et que l’orthopraxie y est plus répandue, des acteurs économiques ont répondu à cette demande, et un marché s’est créé, facilitant et encourageant en retour le respect du halal par le consommateur. Il y a trente ans, lors de l’affaire de Creil, les débats tournaient autour du foulard. Aujourd’hui, dans la sphère scolaire, les tensions se cristallisent autour de la question du halal. Au regard de ces résultats, on constate que l’évolution générale ne va pas dans le sens d’une sécularisation, mais d’une réaffirmation identitaire et religieuse se manifestant notamment dans les comportements quotidiens.
Qu’avez-vous observé concernant le rapport des musulmans à la laïcité ?
On constate que les musulmans, très majoritairement, déclarent (à 70 %) pouvoir pratiquer en toute liberté leur religion en France, un résultat rassurant. Mais pour autant ce diagnostic s’accompagne de fortes demandes pour adapter notre cadre laïque et républicain. Ils ne sont que 41 % à estimer que la pratique de l’islam doit être adaptée et aménagée pour se conformer à la laïcité à la française, contre 37 % qui estiment que c’est au contraire la laïcité française qui doit s’adapter, avec une forte minorité (19 %) qui ne se positionne pas sur cette question. Par rapport à 2011, on constate une progression de 8 points de ceux qui disent que c’est à la laïcité à la française de s’adapter. On observe également une forte progression de l’opposition à la loi de 2010 bannissant le voile intégral dans la rue. Ils sont 59 % à estimer que cette loi est plutôt une mauvaise chose, alors qu’ils n’étaient que 33 % dans ce cas en 2011. Différents événements comme des contrôles policiers qui ont mal tourné (à Trappes ou à Toulouse notamment), ou la perception que cette loi serait une discrimination supplémentaire visant les musulmans, peuvent expliquer ce résultat.Quand on regarde dans le détail, on voit que les demandes concrètes d’adaptation de la laïcité sont soutenues et parfois très massivement. Ainsi, 82 % des sondés pensent qu’on devrait pouvoir manger halal dans les cantines scolaires et 68 % estiment qu’une jeune fille devrait avoir la possibilité de porter le voile à l’école. L’islam étant une religion assez injonctive dans la vie quotidienne, ces injonctions se heurtent au cadre laïque.
Autre chiffre, 54 % déclarent également qu’on devrait avoir la possibilité d’affirmer son identité religieuse au travail. Après l’école et le halal, la question des signes ostentatoires dans le monde du travail monte depuis plusieurs années. Si 26 % des cadres disent qu’on devrait pouvoir affirmer son identité religieuse au travail, ils sont 38 % parmi les professions intermédiaires et 55 % chez les employés et ouvriers. Cette revendication est plus forte dans les milieux populaires et rappelle les débats qu’il y a eu par exemple à la RATP ou parmi le personnel de Roissy. Les organisations syndicales, historiquement et culturellement de gauche, souvent très laïques, sauf la CFTC, sont confrontées à ces demandes. La CFTC revendique ses racines chrétiennes, mais ne fait pas grève pour exiger la présence d’un crucifix. Dans le monde du travail, là notamment où il y a beaucoup d’employés ou d’ouvriers, comme dans les transports publics, les chantiers ou les plateformes logistiques, ces questions des signes religieux ostentatoires se posent depuis plusieurs années. L’affaire de Creil n’était que le début, pas un prurit momentané, comme certains ont pu le penser. Pour autant, nous n’assistons pas à un assaut généralisé contre le cadre laïque, mais plutôt à de multiples demandes pour qu’on desserre le cadre républicain et laïque.
Parmi les personnes interrogées, 27 % sont d’accord avec l’idée que « la charia devrait s’imposer par rapport aux lois de la République », résultat qui est conforme avec l’étude de l’Institut Montaigne de 2016.
Les musulmans en France ne forment pas un bloc homogène. La grande majorité des musulmans demande des adaptations, mais une minorité se positionne sur un agenda beaucoup plus maximaliste et radical. A ce propos, un différentiel assez important se dessine selon l’ancienneté de la présence en France. Parmi ceux qui sont français de naissance, « seuls » 18 % estiment que la charia devrait s’imposer. Parmi ceux qui sont français par acquisition, ils sont 26 % et parmi les étrangers, c’est 46 %. Cette revendication d’une suprématie de la charia est donc d’abord portée par les nouveaux arrivants qui viennent de pays où l’empreinte de l’islam est très forte. En 1989, avec l’affaire de Creil, beaucoup pensaient qu’avec le temps le processus de sécularisation et de « sortie de la religion » allait aussi concerner la population immigrée. Sauf que, depuis, des centaines de milliers de personnes ont rejoint la France, et le bain culturel des pays d’origine a été entretenu et vivifié par la persistance des flux migratoires, là où le flux des Polonais, par exemple, s’était tari dans les années 1930.
Qu’en est-il du port du voile ?
Aujourd’hui, un petit tiers de femmes d’origine ou de confession musulmane disent porter le voile, contre 24 % en 2003. Et 19 % d’entre elles le portent toujours. Le phénomène s’est renforcé, mais il demeure minoritaire. 68 % des sondées disent ne jamais porter le voile. La réalité, c’est donc que la grande majorité des femmes musulmanes ne sont pas voilées, et 10 % déclarent d’ailleurs l’avoir porté autrefois, mais ne le portent plus, ce qui montre que l’attitude face au voile évolue en fonction de l’âge et de la situation personnelle. Parmi les 15-17 ans, seules 15 % disent porter le voile, ce qui laisse penser que la loi de 2004 sur l’école joue un rôle important. On atteint ensuite un pic de 35 % pour les 18-35 ans. Cela retombe à 25 % auprès des 35 ans et plus. C’est à la sortie de l’adolescence et au début de la vie d’adulte que le voile est le plus porté. Encore une fois, on voit que les musulmans ne sont pas un bloc, mais un public bien hétérogène, notamment dans son rapport à la religion, même si le poids de la matrice musulmane s’est incontestablement renforcé depuis 1989.
Y a-t-il des différences en fonction des origines des sondés ?
Sur une série de sujets, on observe une gradation dans les réponses entre les sondés qui ont des origines familiales en France, ceux qui ont un père issu du Maghreb et ceux qui ont un père originaire d’Afrique subsaharienne. De manière générale, le poids de la matrice religieuse est beaucoup plus prégnant parmi les musulmans originaires d’Afrique subsaharienne, arrivés plus récemment. En 1989, l’islam de France est un islam maghrébin. Trente ans plus tard, la situation s’est considérablement diversifiée, et le paysage socio-culturel est archipelisé. La population issue d’Afrique subsaharienne (Mali, Sénégal, Mauritanie…), provenant souvent de zones rurales, pèse davantage démographiquement. Or celle-ci semble très éloignée du processus de sortie de la religion. Ainsi, 55 % des femmes dont le père est né en Afrique subsaharienne portent le voile, contre 32 % des femmes dont le père est né en France et 31 % pour celles dont le père est né au Maghreb. Concernant la fréquentation de la mosquée, c’est 18 % si le père est né en France, 32 % si celui-ci vient du Maghreb, mais 63 % s’il est issu d’Afrique subsaharienne. Sur ces pratiques, on constate ainsi un écart beaucoup plus important entre des personnes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne qu’entre celles issues du Maghreb et les familles d’origine immigrée mais dont les parents sont nés en France.
Les études sociologiques montrent que les diplômés sont moins religieux que ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures. Mais, dans cette enquête, c’est parfois le contraire. Parmi les femmes sondées qui ont un niveau bac + 5, 41 % disent par exemple porter le voile, contre 16 % chez celles qui n’ont pas de diplôme.
Ces chiffres s’expliquent en partie par la variable de l’âge, très liée dans cette population au niveau de diplôme. Les générations les plus âgées sont principalement constituées de primo-arrivants, qui ne disposaient que d’un faible bagage éducatif, à l’inverse des générations les plus jeunes (souvent les enfants et les petits-enfants des précédents) qui ont été à l’école de la République et y ont obtenu des diplômes. Le réveil identitaire et religieux a d’abord touché ces générations, alors que les générations plus âgées (et peu diplômées) ont été moins sensibles à ce réveil.
Mais cette variable de l’âge n’explique pas tout. A l’époque de l’affaire de Creil, beaucoup pensaient que l’attachement à la religion allait s’étioler avec l’accès progressif des enfants de l’immigration à des études longues et à l’université. Or on voit que le diplôme n’« immunise » pas, contrairement à ce que pensent les esprits athées, contre la religion. 20 % des personnes bac + 5 de confession ou d’origine musulmane estiment par exemple qu’en France la charia devrait s’imposer aux lois de la République. Le niveau de diplôme n’induit donc pas de manière massive et systématique une prise de distance avec la religion. L’islamologue Olivier Roy voit dans ces manifestations de raidissement identitaire un baroud d’honneur de la religion dans un contexte d’inexorable victoire d’une sécularisation déjà très avancée. Les résultats de cette enquête indiquent que les injonctions de la religion musulmane sont aujourd’hui plus prégnantes que lors de l’affaire de Creil et que cette empreinte est puissante dans la jeunesse et sur certains points, y compris parmi les diplômés. Cela démontre la force et la vigueur de cette matrice religieuse. Pour paraphraser la formule utilisée à l’époque par SOS Racisme : trente ans après, le « tchador » n’a pas encore dit son dernier mot face au « blue jean »