Alors que des menaces de mort ont obligé plusieurs anciens de «Charlie Hebdo» à déménager en plein procès, le danger islamiste revient dans le débat français. Mais pourquoi ne pas parler davantage de ces musulmans qui se battent pour la République?
article par Richard Werly publié sur le site letemps.ch, le 23 09 2020
C’est une lettre ouverte qui en dit long sur à la fois la nécessité d’une vigilance renouvelée face à la menace islamiste et le dangereux sentiment d’impuissance qui mine la France devant le fléau de l’intolérance et du fanatisme.
Rédigé après un appel à la mobilisation de Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, ce texte signé par une centaine de rédactions françaises se veut un rappel solennel, en plein procès des attentats de janvier 2015 contre l’hebdomadaire satirique et le magasin Hyper Cacher : “C’est tout l’édifice juridique élaboré pendant plus de deux siècles pour protéger votre liberté d’expression qui est attaqué, comme jamais depuis soixante-quinze ans, peut-on lire. Et cette fois par des idéologies totalitaires nouvelles, prétendant parfois s’inspirer de textes religieux. Nous avons besoin de vous. De votre mobilisation. Du rempart de vos consciences. Il faut que les ennemis de la liberté comprennent que nous sommes tous ensemble leurs adversaires résolus, quelles que soient par ailleurs nos différences d’opinions ou de croyances…”
Rien, à lire ce texte, n’aurait donc malheureusement changé en France depuis le massacre d’une partie des journalistes, dessinateurs et employés de Charlie Hebdo par les frères Kouachi, dont le procès a permis de démontrer qu’ils avaient minutieusement, en “guerriers”, préparé leurs crimes, effaçant toutes leurs traces. Toujours ce même niveau “hallucinant de haine” dénoncé par Marika Bret, l’une des rescapées de la tragédie, obligée ces jours-ci de déménager après avoir reçu des menaces de mort.
D’autres prises de parole
Et pourtant. D’autres indices, d’autres gestes, d’autres prises de parole publiques montrent qu’une (trop lente) prise de conscience au sein de la communauté musulmane française est tout de même à l’œuvre. Nous avons déjà cité, dans Le Temps, la tribune publiée lors de l’ouverture des débats judiciaires par le nouveau recteur de la mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz. “Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre”, affirme aujourd’hui celui qui, comme avocat, porta autrefois plainte contre la parution des caricatures du prophète Mahomet, réimprimées par le journal à l’aube du procès. “Que le drame qui a frappé cette publication, des policiers et nos compatriotes juifs serve de leçon à la communauté nationale, mais aussi à ceux qui se réclament de l’islam, à ceux qui se disent ‘amis des musulmans’ et qui ne condamnent pas clairement ces crimes terroristes : en quoi le meurtre de dessinateurs a fait avancer la cause des musulmans ? Et en quoi la destruction et la barbarie peuvent-elles servir l’image de l’islam ?”
Il faut, aussi, s’attarder sur le témoignage de la sœur du policier exécuté par les terroristes devant les locaux de Charlie, alors qu’il était à terre, blessé : “Il était français, musulman pratiquant. Il défendait les valeurs de la République et il a été assassiné lâchement, en faisant son devoir”, a-t-elle répété devant les juges, prenant le public à témoin…
“Il faut ces petits riens pour éviter le délitement”
Il faut, surtout, s’attarder sur d’autres signes, comme la publication courageuse d’un livre témoignage, Agente d’élite (éd. Max Milo), d’une autre policière, Nora Lakheal. Le titre de l’ouvrage sert mal le témoignage de cette quadragénaire, musulmane française née dans une famille tunisienne, devenue un temps traqueuse d’islamistes au sein des services de renseignements. Car son propos n’est pas de mettre en avant ses prouesses d’infiltrée qui l’ont conduite à fréquenter mosquées et lieux de prière tenus par des imams radicaux et fréquentés par la nébuleuse djihadiste. Nora raconte son histoire de vie en s’attardant sur ce qui permet, dans l’ombre des grandes déclarations de principes, d’éviter l’engrenage délinquance-fanatisme-terrorisme. Sa conversion républicaine a eu lieu sur un ring de boxe grâce à un instructeur dévoué et attentif. Importance décisive d’un lien. D’une attention. D’une preuve que cette communauté nationale et républicaine est aussi la sienne : “Il faut ces petits riens, mélange d’ordre et d’engagement, pour éviter le délitement et le séparatisme, raconte-t-elle, dans un bistrot de l’Est parisien. Les individus contre lesquels nous luttons – souvent des récidivistes qui, à peine sortis de prison, aspirent à replonger dans la préparation de ‘nouvelles actions’ – représentent une gangrène pour ma religion”, écrit-elle dans son livre.
Ces musulmans qui se battent pour la République devraient être davantage promus, défendus, écoutés. Avec, comme force, leur discours simple, moins sentencieux que les appels médiatiques indispensables mais peu suivis. “De nombreux jeunes Maghrébins passent à côté de leur potentiel et se conforment aux caricatures que la société a prévues pour eux, poursuit la policière. En croyant se rebeller contre la France qui les méprise, ils se conforment à des stéréotypes délétères. […] Ils se retrouvent coincés entre l’héritage pensant de la tradition et les regards excluant des ‘gaouris’, ainsi que, dans les quartiers, l’on appelle ceux qui se considèrent comme des Français de souche.” Ces gestes-là, ces affirmations discrètes mais fermes sont les indispensables compagnons de route des appels à soutenir la liberté de blasphémer.