Djemila Benhabib : « Il faut déconstruire l’arnaque de l’islamophobie »

Dans l’Algérie de sa jeunesse, marquée par la montée de l’islamisme, on qualifiait les femmes non voilées de « putains d’occidentalisées ». Djemila Benhabib habitait alors Oran, écoutait Madonna et promenait « sa tignasse d’un bout à l’autre de (s)a ville ». Militants communistes athées, ses parents menacés de mort doivent fuir l’Algérie dans les années 1990 et s’exilent en Seine-Saint-Denis. La jeune femme part elle pour le Québec, où elle se fait connaître pour son engagement laïc et féministe. Depuis 2019, elle réside à Bruxelles où elle œuvre au Centre d’action laïque. Dans son nouvel essai,  Islamophobie, mon œil ! (Kennes) Djemila Benhabib, infatigable militante de la laïcité, pourfend le dangereux concept d’islamophobie, normalisé par de nombreuses organisations. Rencontre.

entretien réalisé par Martine Gozlan publié sur le site marianne.fr  le 08 05 2022

Marianne : On utilise désormais à tout bout de champ l’alibi de l’« islamophobie » pour défendre et promouvoir l’islamisme. Comment contrer cela ?
Djemila Benhabib : D’abord, sur le plan institutionnel et juridique, il faut opposer un non catégorique chaque fois que ce concept se faufile dans nos lois et nos politiques publiques. Je me souviens qu’au Québec, en 2015, nous avons failli échouer face à une loi qui restreignait la liberté d’expression et rendait punissable la critique des religions. Certains imams jubilaient ! On s’est battus. Et le projet est tombé à l’eau.
Au Canada, c’est différent : Justin Trudeau a fait du 29 janvier la Journée nationale d’action contre l’islamophobie et a tenu un sommet national sur la question en juillet 2021. L’ONU a fait du 15 mars la Journée internationale de lutte contre l’islamophobie, après une résolution portée par le Pakistan. En Belgique, où je vis depuis plus de deux ans et demi, le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), dissous en 2020, a été accueilli à bras ouverts par son frère jumeau, le CCIB (Collectif contre l’islamophobie en Belgique) pour se transformer en CCIE (Collectif contre l’islamophobie en Europe). L’objectif de cette organisation est de faire reconnaître une « islamophobie d’État » pour casser la neutralité du service public et y imposer le voile islamique. Les écologistes reprennent à leur compte cet agenda. C’est dire s’il y a une stratégie à la fois nationale et internationale pour faire valider le concept en l’associant systématiquement à l’antisémitisme afin de faire croire que les musulmans d’aujourd’hui sont les juifs d’hier.

 « Il faut dévoiler la mise sous tutelle par des états étrangers des têtes de liste de l’islamophobie.”

Comment déconstruire la rhétorique islamiste ? 

Djemila Benhabib : Il faut traquer les têtes d’affiche de l’islamophobie et dévoiler leur mise sous tutelle par des États et des organismes étrangers. Sur le plan intellectuel, il me paraît plus que nécessaire de déconstruire l’arnaque de l’islamophobie en insistant sur le fait que la critique de l’islam et la dénonciation de l’islam politique relèvent de la liberté de conscience et d’expression de chacun. Nous n’avons pas à rougir d’être des humanistes. En revanche, s’attaquer aux personnes pour ce qu’elles sont est condamnable. Pourtant, lorsque vous ouvrez un dictionnaire, vous constatez que la définition de l’islamophobie confond le rejet de l’islam avec la haine des musulmans. Enfin, le racisme contre les musulmans doit être combattu avec la plus grande fermeté. Mais clarifions : interdire le voile dans l’administration publique n’est pas un acte raciste ni discriminatoire. Bien au contraire, c’est un principe d’égalité entre toutes et tous que l’on met en application.

Vous dénoncez l’effacement auquel semblent toujours voués les laïques de culture musulmane… 

Djemila Benhabib : Cet effacement est voulu et entretenu d’abord par les pouvoirs publics, qui continuent d’avoir comme interlocuteurs des Frères musulmans et des communautaristes pour des raisons électoralistes. Ensuite, la plupart des médias contrarient l’expression des laïques musulmans par ignorance, paresse ou paternalisme. Or cette question de la représentativité et de la pluralité fonde notre participation à la vie publique. Ce n’est pas l’affaire d’un individu mais une priorité sociétale. Après tout, pourquoi ne pas encourager le tissu associatif laïque en lui allouant des fonds importants et une stratégie à long terme ? Ce n’est pas le cas actuellement.
Le 21 avril, Emmanuel Macron s’est rendu à Saint-Denis (93) pour vanter les mérites de l’implication citoyenne. Je connais bien cette ville. Mes parents y sont installés depuis 1994, et je fais partie de l’Observatoire de la laïcité de Saint-Denis, créé en 2009, qui réunit des militants laïques de différents horizons dont certains sont de culture musulmane. Nous nous sommes heurtés au mépris et à l’hostilité des autorités locales. De toute notre existence, nous n’avons reçu en tout et pour tout que 500 € de subvention alors que des centaines de milliers d’euros arrosent des associations communautaristes qui crachent sur la charte de la laïcité matin et soir !

“La plupart des médias contrarient l’expression des laïques musulmans par ignorance, paresse ou paternalisme.”

Que fait-on avec le voile ? Quelle tactique vous paraît la plus efficace ?

Djemila Benhabib : Il faut agir là où on a des leviers pour le faire. Dans le sport, il s’agit de refuser systématiquement l’introduction du voile islamique dans les compétitions et les entraînements. La Charte olympique est claire et n’admet aucun symbole religieux ou politique. Et pourtant ! On a vu la pirouette des macronistes qui ont boudé la proposition de loi des Républicains sur le sujet… Quelle rebuffade ! Et, surtout, quel cadeau offert au Qatar et aux Émirats, qui investissent un fric fou pour enrober leur projet de société dans le sport et épater nos jeunes !
Le voilement des adultes n’est pas détaché de celui des enfants, lequel m’est personnellement insupportable. On pourrait très bien protéger les enfants en adoptant une loi d’interdiction fondée sur la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) de 1989. Enfin, il me semble nécessaire de faire ressortir que le voile est un « continuum » dont il est difficile de se défaire, surtout lorsqu’il s’impose dans tous les espaces, y compris ceux qui sont régulés par la neutralité : il devient alors la pièce maîtresse de l’idéologie fréro-salafiste. Mais il ne faut pas tomber dans le piège d’une interdiction générale qui ne ferait que renforcer les mécanismes victimaires et jeter des musulmans dans les bras des islamistes. Je vois pourtant des opinions publiques se radicaliser et se reconnaître dans une telle interdiction sous l’effet de l’impuissance. Ce n’est pas ce que j’encourage.

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Entre vos premiers pas de militante laïque, à votre arrivée d’Algérie en 1994, et aujourd’hui, l’emprise de l’islamisme et de l’obscurantisme s’est aggravée. Notre réactivité et nos méthodes de défense des libertés doivent-elles changer ?
Djemila Benhabib Assurément, c’est dans le temps long que les actions trouvent leur efficacité. C’est dans notre capacité à fédérer que notre combat gagnera en légitimité. La guerre contre l’islam politique n’est pas dirigée contre les musulmans. Bien au contraire, c’est avec eux et grâce à eux que l’islam politique recule. C’est dans notre insatiable désir de liberté que nous arriverons à mobiliser et à transmettre le précieux héritage des Lumières.

Martine Gozlan 

Islamophobie, mon œil !, de Djemila Benhabib, Kennes, 207 p., 19,90 €.