» L’Athéisme est la forme de dissension la plus extrême dans le monde arabe « , estime Brian Whitaker, auteur de Arabs without God. Pas étonnant que nous ignorons le nombre de non-croyants là-bas. Mais une chose est sûre : leur nombre augmente.
article signé Catherine Vuylsteke et publié sur le site du vif.be, le 12 03 2019
Croire en Dieu ou non est un choix personnel dans beaucoup d’endroits du monde. Il s’agit même d’un droit inscrit dans l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Pourtant, ce choix ne compte pas dans le monde arabe. Il n’existe aucun mot adéquat pour l' »athéisme » ou « athée ». Les termes ilhad et mulhid ne sont en aucun cas des termes neutres. Ils se traduisent par « écarté du droit chemin ».
« Les athées sont les deuxièmes plus grands ennemis de l’État, après les Frères Musulmans. » Cette une a longtemps figuré dans un journal gouvernemental dans l’Égypte du président Abdul Fatah al-Sisi. Les athées sont-ils donc si nombreux ? Nous ne le savons même pas, la plupart d’entre eux n’oserait jamais l’avouer ouvertement. Et si vous osez donner tort au gouvernement, vous risquez également d’avoir des problèmes. Prenons l’histoire du Palestinien athée Waleed al-Husseini (30 ans). En 2010, il a créé une page Facebook pour Dieu. Il s’est vu arrêté, torturé et a fini par fuir en France. Ou parlons du bloggeur mauritanien Mohamed Cheikh Ould Mkhaitir (35 ans), enfermé derrière les barreaux après avoir écrit que les mots du Prophète étaient délibérément mal interprétés pour encourager la discrimination. Au départ, Mkhaitir avait été condamné à mort, mais en 2016 sa peine a été transformée à deux ans de prison. Il a entretemps purgé sa peine mais sa libération se fait encore attendre.
Brian Whitaker, né en 1947, a étudié le Latin à Birmingham et l’Arabe à Westminster. Travaille depuis 1987 pour The Guardian (2000-2007 : Expert Moyen-Orient pour le même journal). A écrit Unspeakable Love – Gay and Lesbian Life in the Middle East, What’s Really Wrong with the Middle East et Arabs without God – Atheism and Freedom of Belief in the Arab World. Administre le site al-bab.com, source d’informations sur tout le Moyen-Orient.
Journaliste britannique à The Guardian, Brian Whitaker a écrit l’un des tous premiers travaux non-fictifs sur les athées au Moyen-Orient. « Après mes études islamiques, j’ai beaucoup voyagé à travers la région. J’ai particulièrement été frappé par cette schizophrénie dans les discours. Les gens cherchaient des occasions pour discuter avec un Occidental de ces sujets particuliers dont ils ne pouvaient absolument pas parler avec la majorité de leurs concitoyens : les relations complexes – extraconjugales ou homosexuelles – qu’ils entretenaient par exemple. Ils semblaient partir du principe que les étrangers étaient suffisamment tolérants pour comprendre leurs soucis. Puis est survenue l’Affaire du Queen Boat au Caire. En 2001, 52 homosexuels ont été condamnés pour « comportements obscènes » et « mépris de la religion ». J’ai séjourné quelques mois là-bas, en mission pour The Guardian et j’ai décidé de rassembler des témoignages pendant mon temps libre. J’ai remarqué que l’angle pris les médias occidentaux n’était pas adéquat : les tragédies de la communauté LGBT au Moyen-Orient ne se résument pas qu’aux comparutions devant le juge et aux emprisonnements réguliers de ses membres. La vraie tragédie reste la façon ignoble dont ils sont traités par leurs familles, amis et la société dans son ensemble. « Ne pas pouvoir vivre librement dans son propre environnement est beaucoup plus difficile et douloureux. »
« Le comportement d’une société face à sa communauté LGBT fait d’ailleurs acte de test pour décrire sa civilisation, ses moyens sa résistance et sa tolérance. Par extension, cela peut aussi s’appliquer pour l’athéisme. Cela m’a tout d’abord poussé à écrire Unspeakable Love – Gay and Lesbian Life in the Middle East (2006), puis What’s Really Wrong with the Middle East (2009). Cela revient à dire que le fléau de l’autoritarisme, dont souffre toute la région, n’existe pas de lui-même, mais s’inscrit dans un cadre religieux et culturel. Ou comme l’a constaté un ami égyptien : il n’y a pas qu’un Mubarak, il y en a desmilliers : des employeurs, des pères, des frères. De plus, ils s’inspirent de l’image de Dieu : un être tout-puissant, infaillible et en général invisible à qui il faut obéir aveuglément et dont on subira le courroux au moindre péché. Une seule solution est possible :le renouveau social , l’égalité des genres et la démocratisation.
Comment arriver à un tel résultat ?
Brian Whitaker : Selon moi, Internet joue un rôle central : Internet est par définition un lieu fondamentalement anti-autoritaire et donne une voix à tous ceux qui n’étaient pas entendus auparavant . Grâce à Internet, les régimes ont perdu leur contrôle sur l’information. Ils ne se laissent évidemment pas faire et arrêtent, par exemple, des gens qui osent s’exprimer sur les réseaux sociaux. Néanmoins, ils ne peuvent pas saper l’ouverture d’esprit de la société. Le meurtre de Assil Belalta illustre bien ce phénomène. L’étudiant en médecine de 21 ans, à été assassiné dans sa chambre universitaire à Alger le 10 février. Ses meurtriers ont écrit « Il est homo » sur son mur avec son sang. Aucune réaction homophobe ne s’est fait entendre pendant la manifestation qui a suivi. Les étudiants ont dénoncé le manque de sécurité et ont témoigné leur soutien à Belalta.
Ou pensez au concert du groupe de pop libanais Mashrou’ Leila au Caire en 2017. La chanteuse était ouvertement lesbienne et une myriade de drapeaux arcs-en-ciel s’agitaient dans la foule. Ce n’était jamais arrivé auparavant. Sept personnes ont été arrêtées et on a lancé un débat paranoïaque sur l’interdiction de telles banderoles. Mais ce qui compte, c’est que les jeunes ont commencé à ne plus se laisser faire. Le Printemps Arabe qui a démarré en 2011 n’a peut-être été un succès politique mais de nombreuses personnes ont surmonté leurs peurs.
Dans votre livre, vous écrivez que l’islamisme fait fureur depuis les années 1980 et 1990 en raison du désenchantement laissé au monde arabe depuis la guerre des Six Jours contre Israël en 1967. Le nationalisme séculier a perdu de son charme.
Absolument. Comparez les photos du campus d’Alexandrie dans les années 50 avec des photos actuelles. A l’époque, vous pouviez voir des filles en jupes courtes. Elles se différenciaient très peu de leurs consoeurs occidentales. Désormais, elles sont drapées de noir de la tête aux pieds. La guerre de 1967 était une sorte de rappel à la réalité pour le panarabisme présent dans les années 50.
Dans le monde arabe, il existe une infinité de livres où se pose la question : comment une défaite en six jours a-t-elle été possible ? Ils sont parvenus à la conclusion générale suivante : ils ont été punis par Dieu pour s’être détourné du Tout-Puissant et de leurs traditions. Seul le retour aux sources religieuses leur garantirait un avenir favorable. Cette idée s’est renforcée pendant la Révolution iranienne en 1979 et grâce à la victoire des moudjahidines face aux troupes soviétiques en Afghanistan en 1989. Puis, en 2000, Israël s’est retiré du Sud du Liban, ce que l’Hezbollah a dépeint comme une victoire personnelle.
Cet accent renouvelé sur la religion s’est rétréci à de nombreux endroits par des codes de conduites pour « les bons musulmans », parfois jusqu’à l’absurdité. En Irak, les milices islamiques ont essayé de faire adopter une ségrégation des genres pour les légumes : les tomates (féminines) ne pouvaient plus être plantées à côté des concombres (masculins).
En même temps, vous êtes certain que l’islamisme est sur la mauvaise pente.
En 2012, l’islamisme a atteint son apogée lors de l’investiture de Mohamed Morsi en Égypte. Cela a compromis les réelles chances d’instaurer une forme libérale d’islamisme en tant que modèle de gouvernement. Morsi ne se rendait pas compte qu’il devait sa victoire en partie à des non-islamistes qui avaient voté pour lui car les autres choix ne leur convenaient pas : Ahmed Shafik, dernier Premier ministre de l’ancien président forcé à la démission Hosni Mubarak, et un homme avec des connexion militaires. En ne tenant pas compte des non-islamistes, Morsi s’est porté le coup de grâce. Il prétendait également que l’islamisme n’était pas une idéologie d’administration viable.
Ensuite, nous avons vu les tentatives de l’EI pour créer un nouvel état en Irak et en Syrie, qui ont entretemps échouées. Soutenus par la puissance militaire des États-Unis, les Kurdes sont en partie responsable de leur défaite. Mais l’élément majeur qui a provoqué leur chute reste le manque d’impact dans le monde arabe. Regardez les sondages dans la communauté : l’enthousiasme pour le califat est presque inexistant.
Récemment, une jeune saoudienne de 19 ans a fait la une des journaux mondiaux après s’être barricadée dans l’aéroport de Bangkok dans une tentative pour rejoindre l’Australie. Rahaf Mohammed al-Qunun disait craindre pour sa vie parce qu’elle avait renié ses croyances ; Est-ce qu’elle est un cas isolé ?
Les voix des athées dans le monde arabe se font de plus en plus entendre. Nous ne devons pas seulement ce changement à la Révolution arabe. Les migrations et les réseaux sociaux ont également joué un grand rôle. A l’heure actuelle, des millions musulmans vivent en Occident et n’expérimentent pas les mêmes contraintes que dans leurs pays d’origine. Cela leur permet de s’exprimer librement et de s’organiser. Certains se sont même chargés de traduire en arabe et de mettre gratuitement en ligne les livres les plus importants sur l’athéisme, des ouvrages écrits par Richard Dawkins par exemple.
Dans les médias saoudiens, la famille al-Qunun est présentée comme victime d’une adolescente récalcitrante aux idées biaisées. Or, à côté de ces versions masculines et officielles des faits, de nombreuses femmes saoudiennes manifestent leur soutien sur les réseaux sociaux. Peu importe le traitement que le gouvernement réservera aux activistes , il n’est plus possible de stopper ce mouvement de revendication des droits. Ils l’avaient déjà fait lorsque les femmes avaient demandé le permis de conduire…
A l’heure actuelle, de plus en plus de gens dans le monde arabe renoncent à leurs croyances
En 2014, le gouvernement égyptien a conduit une étude sur les causes de la hausse de l’athéisme. Il a conclu qu’il s’agissait d’une réaction face au terrorisme et à de mauvais enseignements véhiculés par des imams incompétents. Cela n’a pas de sens : d’après mon enquête, les gens qui renient leurs croyances ne rejettent pas seulement les visions extrémistes, ils rejettent également la foi dans son ensemble. Le terrorisme n’a rien avoir là-dedans.
Qu’est-ce qui les pousse à agir ainsi ?
Dans la plupart des cas, il s’agit d’un processus graduel. Ils constatent tout d’abord une contradiction et lorsqu’ils la pointent du doigt, leurs parents ou les imams s’énervent : « Ne pose pas de questions. » Souvent, ils se demandent pourquoi « tous les non-croyants brûleront pour l’éternité dans les flammes de l’enfer. »
Il existe également ce paradoxe du libre arbitre. Dieu connait tout, Il est la bonté personnifiée. Pourquoi est-ce qu’il autorise les guerres alors ? Puis, on entend que Dieu donne le choix aux gens. Mais cela ne signifie-t-il pas qu’Il ne sait pas ce que les gens feront ? Personne ne donne de réponse sensée à ces questions. C’est ainsi que les gens abandonnent leur foi.
Mais ils ne le disent à personne, pas même à leurs familles.
En effet, et cela ne concerne pas juste la législation, mais la perception générale de l’athéisme, comme synonyme d’immoralité. L’athéisme est la forme de dissension la plus extrême. Il s’agit d’une honte pour toute la famille. Une femme qui se dit non-croyante est impossible à marier. De plus, le lien entre religion et identité est très fort dans le monde arabe. Être non-croyant revient à renier son identité et s’effacer de la société. En général, les gens ne font pas cela de leur propre gré. Voilà pourquoi ils choisissent de se taire.