Reporter de guerre spécialiste du monde arabe, Kamal Redouani a eu accès à l’ordinateur portable d’un émir de l’Etat islamique, en Libye. Dans un livre percutant, il dissèque la pensée des djihadistes et leurs modes de transmission d’un « savoir » terroriste.
article signé Boris Thiolay et publié sur le site de lexpress.fr, le 19 02 2019
Syrte, début décembre 2016 : les forces armées du Gouvernement d’union nationale libyen, appuyées par des milices locales, pulvérisent les derniers retranchements des combattants de Daech. Au bout de sept mois d’une bataille acharnée, les djihadistes perdent leur « capitale » en Libye, et les 200 kilomètres de bande littorale qu’ils occupaient depuis plus d’un an.
Grand reporter français et spécialiste du monde arabe, Kamal Redouani assiste aux ultimes combats de rue. Il est aux côtés des libérateurs qui, avant l’assaut, collent un ruban adhésif de couleur autour de leur bras pour éviter que des djihadistes s’infiltrent dans leurs rangs. La couleur change chaque jour afin que le code ne soit pas imité par l’ennemi.
Redouani connaît bien ses hommes jeunes, gavés d’amphétamines pour tenir, qui ont le sentiment de s’être fait voler leur révolution -celle de 2011 contre le régime de Mouammar Kadhafi– par des radicaux qui ont profité du chaos pour prêter allégeance à l’État islamique. Dans les décombres de Syrte, il est le seul journaliste témoin de la chute des dernières maisons tenues par les membres de Daech. Il échappe de peu à un attentat kamikaze contre la voiture dans laquelle il se trouvait quelques minutes auparavant. Il voit une femme portant un enfant dans ses bras se faire exploser. Quelques vainqueurs, ivres de rage, exécutent ou lynchent les rares assiégés tentés de se rendre. En tout, 700 cadavres de djihadistes seront retrouvés après la fin des combats.
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Mais, grâce à Omar (pseudonyme), un jeune intellectuel embarqué dans la révolution libyenne , Kamal Redouani va faire une découverte plus glaçante encore. L’occasion unique d’explorer les replis du « cerveau du monstre »… Contre la garantie d’un anonymat absolu, Omar lui remet un ordinateur portable : celui d’un certain Abou Abdellah al-Masri (« l’Egyptien »). L’homme, dont on apprendra plus tard qu’il est mort lors de la libération de la ville, était l’un des quatre émirs gouvernant Syrte au nom de l’État islamique.
Abderrahmane Mohamed Abderrahmane, de son vrai nom, était plus particulièrement chargé de la police islamique, des déplacements des combattants et des…esclaves. L’Égyptien avait sous sa tutelle le « tribunal islamique » instauré à Syrte à partir de 2015. À son actif, 439 condamnations à mort prononcées contre des opposants accusés d’être des « sorciers utilisant la magie noire contre la nation islamique ».
En une seule semaine, en 2016, 1400 coups de fouet sont infligés à une vingtaine de civils. Théoriquement garant de moeurs ultra-rigoristes, Abou Abdellah déclare « halal » le viol des « esclaves », des femmes kidnappées parmi les migrants qui tentent de gagner l’Europe. Il distribue ce « butin de guerre » aux combattants les plus méritants.
L’émir est aussi chargé de superviser les finances de la ville et la fiscalité. Sous la loi écrasante de Daech, les habitants sont contraints de déclarer tous leurs biens. Faute de quoi, l’administration djihadiste pourrait réfuter l’authenticité des titres de propriété antérieurs… Officiellement, l’État islamique entend administrer les territoires qu’il contrôle : la région de Syrte devient une « province » du califat proclamé en juillet 2014 par Abou Bakr al-Baghdadi. Mais il s’agit en fait de mettre en place un vaste système de spoliations : grâce à la base de données établie, les djihadistes confisquent les bijoux des femmes, réquisitionnent des terres, expulsent des habitants de leurs maisons…
Après être parvenu à sortir l’ordinateur de Libye, Kamal Redouani rapporte ce butin en Normandie, où il réside. Là, durant des semaines, il épluche le disque dur de l’émir de Daech. Les documents qu’il y découvre sont exceptionnels : il ne s’agit pas de propagande, mais d’une mine d’informations à usage interne. Au fil des fichiers, Redouani plonge au coeur de la fabrique de mort, version Daech. Il découvre une véritable « université virtuelle du djihad ». Notamment des recensions détaillées d’attentats meurtriers – comme celui commis par Al-Qaeda à la gare d’Atocha à Madrid, en 2004 (191 morts, 1500 blessés). Un fichier d’une dizaine de pages rappelle la chronologie, la qualité, la quantité et la mise en place des explosifs, la marque des voitures piégées, les modèles de téléphone utilisés comme détonateurs,…
L’ordinateur renferme aussi des « RetEx » (retours d’expérience) recensant les erreurs commises par « les frères » au cours de trois décennies de djihad mondialisé. Ainsi que des fiches techniques d’une précision effarante : un document sur la fabrication de bombes artisanales comporte 600 photos de produits de base, ainsi qu’une trentaine de vidéos didactiques.
Alors que l’État islamique a perdu depuis l’été 2017 le contrôle de ses territoires en zone syro-irakienne, Kamal Redouani fait un constat amer : « Leur idéologie et leur savoir guerrier résistent à leur débâcle ». Pourquoi Al-Qaeda et l’État islamique ont-ils pris tant de risques pour porter la terreur en Occident ? Pour faire un maximum de morts et sidérer les populations, bien sûr. Mais aussi parce que cela épuise les démocraties et « leur coûte cher en sécurité ».
L’un des documents exhumés dans l’ordinateur énonce : « Pas besoin de s’acharner à obtenir des matières premières pour fabriquer des bombes […] Il suffit de peindre un baril en jaune, d’y apposer le sigle nucléaire et mettre des fils en évidence pour créer l’effet souhaité. » La conclusion est implacable: « Votre imagination est votre seule limite, mes chers frères. »
Au terme de son immersion dans ces « Daech papers » morbides, Kamal Redouani souhaite confronter ses découvertes aux commentaires d’un haut responsable de l’État islamique. Autant essayer de décrocher la lune. Pourtant, en janvier 2018, à Sanliurfa, ville turque à une soixantaine de kilomètres de la frontière syrienne, le reporter interviewe face caméra un trentenaire, Abou Moqdad. L’homme explique s’être réfugié en Turquie après avoir quitté Daech. Non pas par désaccord idéologique, mais parce que la « discipline » n’y était plus respectée…
Abou Moqdad était l’émir responsable des affaires militaires de la région de Deir-ez-Zor, en Syrie. Il ne renie rien et affirme avoir maintes fois appliqué la « sentence de Dieu » aux mécréants : femme fouettée pour adultère, exécutions de jeunes toxicomanes, homosexuel projeté dans le vide depuis le toit d’un immeuble… L’émir livre quelques confidences d’ordre stratégique : les hauts cadres de Daech n’utilisent jamais Internet pour communiquer entre eux, mais des messagers.
Lui-même savait que des attaques étaient prévues en France, fin 2015, sans en connaître les cibles. Ainsi, le cloisonnement étanche des informations évite que, en cas d’arrestation, une opération militaire ou un attentat soit remis en cause… Kamal Redouani avoue être « KO » face à ce tranquille messager de la mort. A ceux qui crient victoire face à l’État islamique, le journaliste oppose un simple constat, terrible : la haine meurtrière des djihadistes n’a pas besoin de territoire pour surv
Dans le cerveau du monstre, par Kamal Redouani. Flammarion, 272 p. 19 euros.