Mamadou Dia, qui fut journaliste pendant dix ans, s’est inspiré de scènes vécues en Afrique pour réalisé « le père de Nafi », son premier long-métrage.
article par Véronique Cauhapé publié sur le site lemonde.fr, le 09 06 2021
Une ville du Sénégal, entre fleuve et désert, apparaît en vue aérienne. Livrée de haut, presque floue sous la lumière blanche qui l’écrase, elle n’est encore qu’un décor incertain. Puis, dans la poussière des rues et l’obscurité des maisons, la silhouette d’hommes et de femmes donnent vie et singularité au tableau. Chacun, filmé de très près, apporte indices et détails, dessine les premiers contours de l’histoire. Tierno (Alassane Sy) d’abord, l’imam au doux visage que ses poumons malades ont conduit pour la énième fois chez le médecin. Sa fille, Nafi (Aicha Talla), amoureuse de son cousin, Tokara (Alassane Ndoye), tous deux désireux de se marier puis de partir étudier à Dakar. Ousmane (Saikou Lô), père de Tokara et frère de Tierno, revenu dans sa ville natale après de longues années passées en Europe.
Ce petit monde familial, saisi dans les scènes répétitives du quotidien, trahit déjà les crispations sur lesquelles le réalisateur Mamadou Dia construit, avec une infinie patience, son premier long-métrage. Le père de Nafi évolue comme le fil d’un arc avant l’envoi de la flèche. De plus en plus tendu, jusqu’à la vibration et le relâchement. Dans l’intervalle, le récit, qui se sera chargé de tensions et de règlements de comptes, aura gagné une dimension tragique. Laquelle correspond à une vision imaginaire du réalisateur de ce qui pourrait advenir du Sénégal, son pays natal, si les islamistes prenaient le pouvoir.
Journaliste pendant presque dix ans avant de choisir la voie du cinéma, Mamadou Dia a été le témoin de situations similaires, notamment au Nigeria et au Mali. Il s’en est inspiré pour écrire son scénario qui, à partir de la relation de deux frères, met en lumière certaines réalités de l’Afrique subsaharienne. Dysfonctionnement – voire absence – de l’Etat et discrédit dont il souffre auprès de la population, misère fragilisant le noyau familial, puissance des réseaux sociaux traversent ainsi l’histoire du Père de Nafi. Prenant soin de ne jamais porter de jugement, le réalisateur demeure collé à l’intimité de ses personnages. Point de vue qui, suivi au rythme lent des jours et de leurs rituels, permet de révéler la complexité des parcours, des choix passés ou encore à venir.
Combat inégal
Ousmane, lui, a pu décider. Très jeune, il est parti en Europe pour découvrir le monde, loin de la famille. Il en est revenu radicalisé, avec la volonté de développer sa ville et de s’enrichir. A l’inverse, Tierno n’a guère eu d’autre possibilité, à la mort de son père, que de prendre la relève et de devenir imam. Par convention aussi, il a dû épouser une femme plus âgée que lui. De cette union est née une fille, Nafi, avec qui il entretient une belle complicité. D’ailleurs, quand celle-ci lui fait part de son désir d’épouser son cousin Tokara, Tierno ne s’y oppose pas. Tout juste se contente-t-il de lui présenter d’autres garçons pour tenter de la faire changer d’avis. Mais chacun campe sur ses positions et vient le moment de définir les règles du mariage. Moment qui pose les premières bases du conflit opposant d’abord les deux frères, puis deux clans au sein de la petite ville.
Contre l’avis de Tierno et de sa fille, Ousmane souhaite que Nafi, une fois mariée, porte le voile et renonce aux études de neurosciences qu’elle souhaite entreprendre. De même exige-t-il que son fils abandonne l’idée d’intégrer une école de danse. La foi et l’esprit de tolérance de Tierno pèsent bien peu face aux liasses de billets distribuées par Ousmane pour convertir les fidèles à sa pratique politique de l’islam. Le combat est inégal et isole progressivement le premier, tandis que les escadrons des nouveaux convertis commencent à faire régner la terreur dans les rues.
C’est la mise en place de ce long processus de basculement que donne à voir, par de menus et insidieux détails, le film de Mamadou Dia, dont la puissance se révèle dans les silences, les regards fatigués, la place, la position et le mouvement des corps dans le cadre. Absorbé dans cette contemplation, le temps semble suspendu. Il œuvre pourtant sans que nous y prêtions attention. Et ce qu’il inscrit dans nos esprits y demeure longtemps.