Boycott des produits français : le monde musulman doit cesser d’être “otage du radicalisme”

La campagne de boycott des produits français lancée dans les pays musulmans veut empêcher toute critique de l’islam. Pour ce juriste yéménite, les musulmans se placent encore une fois du mauvais côté de l’histoire.

article par Hussein Al-Wadeï publié en arabe  sur le site libanais daraj.com le 24 10 2020 et relayé par le site courrierinternational.com le 26 10 2020 

Le monde musulman entretient depuis longtemps un rapport conflictuel avec la liberté d’expression. La campagne récemment lancée sous le mot d’ordre “Ne touchez pas au Prophète”, consistant à un boycott des produits français, s’inscrit dans cette histoire. On ne peut évidemment passer sous silence son aspect purement politique, puisqu’elle est presque exclusivement le fait de groupes liés aux Frères musulmans. En fait, elle sert à alimenter le discours du président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui aime à se présenter comme le seul rempart contre l’Occident en général, et contre Emmanuel Macron en particulier. Elle sert aussi à couvrir une autre campagne en cours, à savoir l’appel des Saoudiens à boycotter les produits turcs.

Les auteurs de cette campagne de boycott s’imaginent qu’ils peuvent mettre l’islam au-dessus de toute critique, en installant l’idée que toute critique se payera au prix fort. Pendant longtemps, cette lutte contre la liberté d’expression était restée circonscrite aux pays musulmans. Mais, en 1989, elle a débordé les frontières quand le guide suprême d’Iran, l’ayatollah Khomeyni, a publié sa sinistre fatwa.

Celle-ci ne comportait pas seulement une condamnation à mort de l’écrivain Salman Rushdie, à cause de son roman Les Versets sataniques, où il évoque Mahomet et son épouse, elle incitait également tout musulman à s’en faire l’exécutant. C’était la première attaque de dimension mondiale contre la liberté d’expression.

C’était par ailleurs l’année de l’effondrement du bloc soviétique. On était au début de la mondialisation de l’économie et des réseaux d’information. Et c’était aussi le début de l’essor mondial des crispations identitaires. En Europe, des musulmans ont brûlé des copies du roman et réclamé dans des manifestations la mort de Rushdie. Le monde arabo-musulman s’est enflammé contre un roman qu’il n’a pas lu. Et, à l’exception d’une petite poignée d’intellectuels arabes, la plupart ont joint leur voix aux cris de colère hostiles à la liberté d’expression dès lors qu’elle touche à la religion.

L’islam ne doit pas être une exception à la liberté d’expression
 Selon moi, les musulmans ont perdu sur deux fronts cette année-là. D’une part ils ont échoué à contrer le principe de la liberté d’expression, et d’autre part leur seule façon de s’inscrire dans la mondialisation fut de se joindre à la vague de crispations identitaires. À chaque fois qu’il y a eu un attentat contre la liberté d’expression, les musulmans se sont rangés du mauvais côté de l’histoire, ont creusé le fossé qui les sépare des non-musulmans et ont rejeté un peu plus le principe de cette liberté.

Le discours que justifie le refus de la liberté d’expression s’articule en trois points. Premièrement, on condamne les actes terroristes, mais en ajoutant dans la foulée qu’on condamne aussi ceux qui ont usé de leur liberté. Deuxièmement, on prétend que les actes terroristes résultent de “provocations” qui heurtent la sensibilité des musulmans. Troisièmement, on explique que la solution pour éviter des actes terroristes consiste à renoncer à la liberté d’expression pour tout ce qui touche à l’islam.

Après chaque attentat, des musulmans vont tenir un double discours – nous condamnons le terrorisme, mais nous condamnons aussi ses victimes –, puis jouer les victimes afin que la question ne soit plus celle de la liberté d’expression, mais de l’injustice faite aux musulmans. Aujourd’hui, les musulmans européens, en tant que minorité, ne peuvent pas se laisser embarquer dans l’intransigeance des promoteurs de la campagne “Ne touchez pas au Prophète”. Ils sont conscients qu’on les pousse dans un affrontement où ils seront perdants. Aussi demandent-ils au contraire qu’on rompe les liens avec l’islam radical étranger.

“Éviter aux musulmans français d’être pris en otage par le radicalisme”
Depuis que l’Arabie Saoudite se fait de moins en moins le promoteur du wahhabisme, la Turquie et l’Iran sont restés les principaux hérauts de l’islamisme à travers le monde.

À l’attention des mosquées, le Conseil français du culte musulman a rédigé un prêche dans lequel il est écrit : “Assassiner un homme en prétendant défendre la dignité du Prophète est une profanation du message prophétique, un affront à notre foi et à notre religion et une trahison de tout ce qui est sacré.” Le but est d’éviter aux musulmans français d’être pris en otages par le radicalisme. Or cette démarche est combattue de façon très organisée par ceux qui veulent que la situation dégénère comme en 2005 après les caricatures danoises, et qui essaient de rétablir leur magistère sur les musulmans de France coincés entre l’islamisme d’un côté et l’extrême droite de l’autre.

Profitant de la situation, le président turc Erdogan joue sur la fibre religieuse pour se présenter comme le calife et le grand chef, comme celui qui sait manipuler la religion au service de sa politique. Il feint de servir l’islam, alors qu’en réalité il use de la nostalgie ottomane au seul service des intérêts étroits de la Turquie.

Il feint de défendre les musulmans qui seraient opprimés dans les pays européens, alors qu’en réalité il est responsable d’une confiscation sans commune mesure des libertés et de l’oppression des minorités en Turquie même. Les musulmans, en Europe et ailleurs, ne doivent plus se laisser prendre en otages par l’extrémisme fondamentaliste. Ils doivent comprendre que les idées et les religions ne sont pas au-dessus des critiques, ni des caricatures, ni même des prises de position provocatrices.

La seule chose que le monde moderne proscrit, c’est l’incitation à la haine et le racisme. C’est là-dessus que les musulmans devraient se concentrer, une fois qu’ils se seront débarrassés de leur propre rejet, détestation et hostilité à l’égard d’autrui.