L’association Lazare propose à des jeunes actifs et à des étudiants volontaires d’emménager avec des personnes sans domicile fixe pour une colocation solidaire. Huit maisons ont ainsi été ouvertes en France. Rencontre à Nantes avec ces colocataires.
Tous se souviennent avec précision de la date et de l’heure de leur arrivée dans la maison de l’association Lazare, quartier de la Cathédrale, à Nantes. Ce jour-là, la vie de ces sans-abri a basculé ; ils ont quitté la rue pour intégrer une « colocation solidaire » avec des jeunes actifs et des étudiants volontaires.
C’est le principe, éprouvé depuis 2011 par cette association – « d’inspiration chrétienne », selon Loïc Luisetto, son délégué général – qui a déjà ouvert huit maisons en France, à Marseille, Toulouse, Valence, Lyon, Lille, Nantes, Angers et Vaumoise (Oise), soit plus de 200 chambres. Chaque maison comprend un appartement pour les femmes, un autre pour les hommes, quelques studios dits d’« envol » (d’adaptation à une vie autonome), et l’appartement de la « famille hôte » mandatée par l’association pour une durée d’au moins trois ans et chargée de la bonne marche des lieux.
Freddie (les personnes interrogées n’ont pas souhaité donner leur nom), 52 ans, s’est installée après trois mois de rue et quelques années de galère, « le 29 octobre 2015, à 17 heures, précise-t-elle d’emblée. Moi, je suis bien ici, et je veux y rester toute ma vie. J’aime faire la cuisine pour tout le monde, j’aime l’échange, c’est ma nature ».
Plus ancienne locataire de la maison nantaise, elle habite désormais un des studios d’envol, et devient, à ses heures, DJ pour animer les soirées. « Trois mois de rue, c’est à la fois court et long. On ne dort pas, on est fatigué et je commençais à devenir méchante, agressive. Ici j’ai trouvé des amis incroyables », explique-t-elle en consultant, sur le carnet où elle les a consignés, tous les noms « des cinq promos de colocataires » qu’elle a côtoyées.
Week-ends et sorties
La vie est rythmée par des rendez-vous réguliers de convivialité : un repas par semaine pour les résidents d’un même appartement dont la présence est quasi obligatoire ; une soirée par semaine pour la quarantaine d’habitants de la maison ; des fêtes, des « repas d’amitié » chaque mois ou trimestre, pour tout le monde y compris les anciens colocataires et les amis des uns et des autres, parfois jusqu’à une centaine de personnes ; et aussi des week-ends et des sorties. Ainsi, toute la colocation, embarquée sur deux Zodiac, est venue, le 3 février, fêter l’arrivée, aux Sables-d’Olonne (Vendée), de la navigatrice Clarisse Crémer, fidèle soutien de l’association qui achevait triomphalement sa course en solitaire du Vendée Globe.
Les règles de vie sont affichées : pas d’alcool ni de drogue, pas de petits amis ni d’animaux et, dans les appartements, « pas de télé, afin de favoriser les échanges et les jeux de société, ni de lave-vaisselle, car la faire ensemble est un moment de partage », expliquent Alix, 25 ans, ingénieure, Hermance, 23 ans, étudiante en orthophonie, et Aliénor, 24 ans, sage-femme, qui se sont toutes trois engagées à vivre dans la coloc des femmes pendant un an, la durée minimale qu’exige l’association.
« La vie en commun est joyeuse mais, bien sûr, il y a des moments où on s’énerve, où on ne se parle plus, raconte Hermance. Alors, on n’en reste pas là, on parle, on s’explique, on s’excuse. » « On apprend la simplicité des rapports, résume Alix. Chacun se livre s’il le veut, mais on ne pose pas de questions. » « Nous nous connaissons bien dans le quotidien et savons d’un coup d’œil déceler l’humeur de chacun, mais nous restons pudiques à propos du passé des colocataires, que l’on devine douloureux, fait de ruptures, d’abandons, de maltraitances… », témoigne Aliénor de Sentenac, chargée de communication de l’association.
« Il y a beaucoup de règles et, au début, on a des moments de rébellion », reconnaît Freddie, qui confie, rieuse, avoir plusieurs fois « frôlé l’expulsion ». De tels départs forcés surviennent chaque année, en cas de danger, par exemple des faits de violence ou d’alcoolisme pouvant entraîner d’autres résidents. « L’association s’entoure d’ailleurs de patients experts qui ont connu ces addictions, s’en sont sortis et s’entretiennent régulièrement avec les colocataires qui le souhaitent, les orientent si besoin vers des services médicaux spécialisés, par exemple celui de l’hôpital Bichat, à Paris », explique Loïc Luisetto.
« Ceux qui doivent partir, nous ne les abandonnons pas, complète Mme de Sentenac. Ils peuvent revenir quand ils veulent, à l’occasion des repas d’amitié, lors des week-ends que nous organisons… » C’est le cas de Baptiste, 80 ans, marathonien infatigable – à la recherche d’un sponsor pour rallier Nantes à Paris à l’occasion des Jeux olympiques de 2024 – qui loge à quelques rues de là mais participe à tous les événements de la maison.
« Ici, je peux faire confiance »
Les principes de la colocation solidaire
Les colocataires restent le temps qu’ils veulent et chacun verse 300 euros de loyer mensuel, parfois couverts par une éventuelle allocation logement, et 70 euros par mois pour les repas communs. Ces contributions couvrent les charges de gestion de la maison et 60 % du fonctionnement de l’association. Les courses sont décidées ensemble, pour des repas toujours collectifs et personne ne s’approprie une étagère du frigo.
Jade, 25 ans, a, après une galère de quelques mois, intégré la colocation des femmes le 1er novembre 2020. « Dans la rue, à Nantes, on trouve beaucoup de choses, raconte-t-elle. On peut manger très bien, car les commerçants donnent facilement leurs invendus, on peut aussi se laver dans les bains-douches, mais c’est plus compliqué pour dormir. Les centres d’hébergement, ça va cinq minutes, ça peut être dangereux. Le plus dur, c’est le regard des gens, la solitude, le repli, confie-t-elle. C’est la vie en commun que je suis venue chercher ici. » « Jade est championne de la récup des restes, s’enthousiasme Alix. Avec elle, on ne perd rien : on fait du pesto avec les fanes de carottes, des gnocchis avec du pain rassis… » Pas question de gaspiller ou jeter quoi que ce soit.
Patrick, 49 ans, est le dernier arrivé, il y a quelques jours. Après cinq années passées en Irlande, un licenciement à la suite de la crise de 2008 et une rupture conjugale, il a ressenti, en 2010, le besoin de rentrer en France et s’est donc payé le billet d’avion le moins cher, un Dublin-Nantes à 9 euros ! « Je suis provençal et je ne connaissais personne, j’avais même du mal à reparler français, je n’avais rien, pas d’argent… Tout ce que je voulais, c’était passer mon CAP de pâtissier, un métier que j’ai appris dans une pâtisserie industrielle irlandaise et que j’adore. Je squattais un parking et j’ai réussi à passer mon examen en candidat libre, en 2018. Une association m’avait prêté la tenue, le centre d’examen, le matériel, et j’ai obtenu 12 sur 20, sourit-il. J’ai connu Lazare par Internet et j’ai postulé dès qu’une place s’est libérée. Je me sens bien ici, je peux faire confiance. Ce que je souhaite, c’est trouver un emploi chez un boulanger-pâtissier, mais les patrons préfèrent embaucher des apprentis. » Patrick régale, ce jour-là, la maisonnée avec une de ses spécialités, « le duo de choc, aux chocolats blanc et noir ».
Fred, 53 ans, arrivé « le 23 septembre 2019, à 10 h 36 », est un ancien. Il vient, le 1er février, de s’installer dans un des studios d’envol qu’il a déjà tapissé de posters de Johnny Hallyday, et arbore à son cou « la croix que Johnny portait les dernières années de sa vie », un Christ siglé « JH », guitare en bandoulière. « J’ai retrouvé une famille et, surtout, l’envie d’avoir un avenir », confie-t-il. Un emploi l’attend déjà dans un magasin de décoration, pour regarnir les rayons, un métier qu’il a déjà exercé dans plusieurs grandes surfaces de bricolage. Mais sa grande victoire est d’avoir renoué avec sa famille, une sœur « avec qui je m’étais engueulé et que je n’avais pas revue depuis quatorze ans. Le contact s’est fait à la suite d’un reportage télé sur la maison Lazare, où ma mère m’a reconnu ».
« Ce qui nous intéresse, c’est l’humain, rappelle Loïc Luisetto, pas tellement les résultats chiffrés, mais, à la demande d’un donateur, nous avons commandé une étude d’impact dont les résultats nous ont nous-mêmes surpris : 85 % des personnes qui ont quitté Lazare vivent dans un logement autonome et 45 % de ceux qui peuvent travailler ont trouvé un emploi dans les deux ans. » Lazare envisage l’ouverture de nouveaux sites à Bordeaux, Rennes et Grenoble.
Isabelle Rey-Lefebvre(Nantes, envoyée spéciale)