Début juillet, des militants décoloniaux mettaient en scène le recouvrement des statues de l’escalier de la gare Saint-Charles. La déléguée générale d’Ancrages, Samia Chabani, propose des panneaux pour contextualiser ces allégories du passé colonial de la ville.
article par Benoit Gilles, publié sur le site marsactu.fr, le 11 07 2020
Au-delà de la capacité d’une image à parcourir le monde et à soulever une vague d’indignation, ces mobilisations racontent la façon dont l’entrechoc des mondes qu’ont connu les siècles passés affleure encore sur la pierre de nos villes et modèlent encore les rapports sociaux.
Ce mercredi, l’association Ancrages diffusait sur les réseaux sociaux des sous-titres qui auraient pu replacer dans leur contexte historique ces représentations féminines à demi-nu comme symbole d’un imaginaire colonial toujours présent. Par ce geste, l’association de recherche et médiation sur l’histoire et les mémoires de l’immigration souhaite créer un dialogue autour de ces statues et des noms de lieux à Marseille.
Déléguée générale de l’association Ancrages, membre du comité présidentiel des villes, Samia Chabani explique le sens de sa démarche et revient sur les obstacles institutionnels rencontrés.
Qu’est-ce que la présence de ces statues à l’entrée de la ville dit de notre rapport au passé colonial à Marseille ?
Le boulot historique a été fait par des historiens comme Émile Temime, Pascal Blanchard, Jean-Marie Guyon. De nombreux historiens ont contribué à lever le voile sur l’historie coloniale à Marseille. Le problème n’est pas l’histoire ou la recherche. Le problème réside dans la déclinaison de ces recherches dans la gestion patrimoniale des objets coloniaux présents dans l’espace public. Comment crée-t-on des espaces de réflexion avec les citoyens sur ce patrimoine ? Que cela soit sur le patrimoine statuaire ou la toponymie de la ville, dans les espaces publics ou via les collections comme celle de la fondation Regards de Provence, qui a un fonds orientaliste fabuleux. C’est là où le bât blesse. Pour l’instant, nous avons affaire à un refus de mettre en dialogue ce patrimoine qui crée des tensions.
Dans les équipes, cela bouge. En revanche, les élus à la culture des collectivités locales que sont la région, le département ou la Ville qui gèrent ces équipements patrimoniaux, ne veulent pas poser cette question. Ils en ont très peur parce qu’il existe encore une composante sociale de notre territoire, de pieds-noirs, des personnes pour qui la perte des colonies a été un trauma et qui ne veulent pas être en dialogue sur cela.
C’est comme si tout le prestige de Marseille se construisait encore autour de la chambre de commerce, de la société de géographie de Marseille qui a mis en œuvre la conquête coloniale. A contrario, une partie de la société civile ne se sent pas représentée dans cette institution patrimoniale, pas considérée comme un groupe social, citoyen de la ville. Ce décalage pose problème et va générer des conflits.
Avant de rendre publics les cartels qu’on propose, nous avons sollicité des rendez-vous avec la préfecture. On peut mobiliser un comité de pilotage autour de ces questions patrimoniales. Il ne s’agit pas de faire les choses entre nous. C’est une première invitation au dialogue. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Quand on voit comment le conseil régional finance un centre de documentation sur l’histoire de l’Algérie, à Aix, et comment ils ne financent pas Ancrages, cela dit beaucoup. Il y a un rapport clientélaire aux communautés qui est encore très fort. C’est la réalité.
Quelle a été la réponse de l’État et des collectivités à cette proposition de mettre des sous-titres aux monuments coloniaux ?
Aucune. C’est pour cela qu’on les a rendus publics. Je suis encore un peu trop bien élevée. Il aurait fallu les rendre publics avant. J’ai compris que le seul rapport de force qui compte, c’est le rapport de force médiatique. La jeune femme qui s’est retrouvée en garde à vue la semaine dernière n’a pas dégradé ces statues (lire notre article sur le démenti des militants face aux accusations de dégradation). Elles les a recouvertes d’un film plastique. Elle n’était pas à l’origine de la peinture sur les statues. Je ne suis pas d’avis de couvrir ou de déboulonner toutes les statues et certainement pas celles-là. Même si ce sont des allégories des colonies d’Afrique et d’Asie, elles sont intimement liées à cet escalier. On ne va pas déboulonner tout l’escalier de la gare Saint-Charles.
En revanche, qu’il y ait des cartels explicatifs me paraît être une première solution. Derrière l’histoire des cartels, il y a la question de la mise en débat du système colonial et de ses oppressions. Je ne suis pas très adepte de la commémoration. Je préfère mettre en débat ce patrimoine de façon vivante. C’est comme pour le caractère de port négrier de Marseille. Il est réel mais absent, effacé, invisibilisé.
Cette glorification du colonialisme naît du fait que l’empire français a participé directement à l’essor de la ville et a contribué à enrichir certains négociants de la ville. Par ailleurs certains ont participé directement à la conquête coloniale ?
Absolument. C’est pour cela que je parle de la chambre de commerce ou de la société de géographie. Ces grands patrons, ces notables, ces capitaines d’industrie ont participé directement à la conquête coloniale. Celle-ci est aussi une entreprise capitaliste. Forcément, c’est plus embêtant que la question raciale, pour certains acteurs locaux. Le drame est qu’à Marseille on va couvrir ces deux belles statues – car pour moi elles ont un caractère artistique indéniable – et qu’on va avoir une rue Bugeaud et même une école Bugeaud [général qui a appliqué la stratégie de la terre brûlée lors de la conquête de l’Algérie, ndlr], sans que cela fasse scandale.
Cette jeune femme qui a été mise en garde à vue est venue nous voir 15 jours avant pour savoir quelles étaient les statues qui faisaient l’apologie de la conquête coloniale. Le jour même, elle m’a appelée pour que j’intervienne lors de leur action. Ce n’était pas possible dans un délai aussi court. Mais ce n’est pas normal que ces statues soient présentes dans l’espace public sans que rien n’aide à les recontextualiser.
En terme de représentation justement, le commerce négrier n’a pas de trace visible dans la ville comme cela peut être le cas des ports de l’Atlantique. Comment peut-on l’expliquer ?
La présence noire à Marseille n’est pas liée au passé négrier de la ville. Elle est davantage liée aux compagnies maritimes. Le quartier noir, le petit Harlem de Marseille qui était situé entre Belsunce et l’Opéra, est assez méconnu. Il y a un beau travail fait autour de la postérité littéraire de Claude McKay. Il y a aussi la figure du docker noir et celle du tirailleur sénégalais. Pour donner un exemple concret, il y a deux ans, nous célébrions le centenaire de la Grande guerre. Le département a fait paraître un ouvrage en portant la focale sur Marseille. Il n’y avait pas une ligne sur les soldats coloniaux. Il y avait les femmes, un peu les étrangers dans la guerre. Mais, sur un conflit comme celui-là et la mobilisation colossale des troupes coloniales, c’est un scandale, c’est presque du révisionnisme.
En sachant qu’ils sont tous passés par Marseille avant de rejoindre le front…
Oui. Il y a d’ailleurs un lieu que je souhaitais mettre en lumière davantage, c’est la réplique de la mosquée de Djenneh à Fréjus, les cimetières militaires… Ce n’est pas qu’une question traumatique, c’est aussi une façon de rééquilibrer l’histoire nationale en mettant en lumière le rôle du débarquement de Provence par rapport à celui de Normandie. Cela rejoue la façon dont l’histoire de notre région est présente dans le récit national. C’est un effet de poupées russes avec un jeu d’invisibilisation où on retrouve la région par rapport à la nation, les minorités face à la majorité et, tout en bas, les femmes indigènes. C’est pour cela que recouvrir ces statues est hyper-problématique. Ils n’ont pas recouvert les deux pylônes qui représentent, plus haut sur l’escalier, l’identité grecque et Marseille la porte des suds. Dans cette ville où on n’a toujours pas une rue qui s’appelle Ibrahim Ali, où on a une école qui s’appelle Bugeaud, on ne peut pas ouvrir un chantier sur cette question patrimoniale ? La recherche existe, la société civile est prête, les publications existent, des expositions ont eu lieu sur ce thème et malgré cela, ça bloque. Et c’est le politique qui bloque.
N’est-ce pas là un mélange de clientélisme et de frilosité ? Le vote pied-noir compte peu aujourd’hui.
Il n’est plus décisif depuis longtemps. Quand nous avons fait une journée d’étude autour de la figure de Benjamin Stora [historien des guerres de décolonisation, spécialiste de l’Algérie, ndlr], nous avons reçu des courriers de menace, parce que c’est Stora. Cela persiste encore. Mais prenons un exemple positif : le musée national de l’histoire des migrations [dont Benjamin Stora est le président, ndlr] a été mis en place dans un ancien palais des colonies, celui de la Porte Dorée. C’était très contesté par les acteurs associatifs. Mais un formidable travail pédagogique pour expliquer ce que signifie son fronton qui présente les différents peuples de l’empire a été fait. Il faut que nous ayons la même démarche pédagogique à Marseille.
En installant un musée de cette histoire à la chambre de commerce ?
J’y arrive. Aux quatre coins du palais de la Bourse, il y a une représentation des quatre continents de l’empire colonial. On peut y faire un musée des colonies mais pas comme le préconisait le maire de Marseille et Jean-Jacques Jordi [historien spécialiste des pieds-noirs, ndlr], qui voulaient un institut d’outre-mer. Même le terme ne va pas : les médailles coloniales que l’on donnait aux combattants pour leurs faits d’arme sont devenues les médailles d’outre-mer sans qu’on touche à leurs symboles. Il faut tous que nous décolonisions nos esprits. Même les personnes qui sont touchées à titre personnel, familial, par cette histoire, sont influencées parce que nous avons appris à l’école.
Ce n’est pas moi qui ai proposé ces plaques et leur contenu mais Gérard Planchenault, notre trésorier car il a consacré un important travail de recherche sur ces statues. Il n’est pas issu des colonies mais écrit tout de même que ces statues peuvent heurter certains groupes sociaux. Notre but n’est pas de dégrader ou d’envoyer au musée ces statues. Pour nous le musée, c’est la ville.