A Bordeaux, l’Ovale citoyen ou le rugby comme terrain d’accueil et d’intégration

A quoi rêve-t-on quand on a 18 ans et de larges épaules ? Omar, lui, se verrait bien « dans le rugby ». Intégrer « le centre de formation d’un club »« Gagner [sa] vie » sur les terrains. Devenir joueur professionnel, « un champion ». Pour l’instant, son entourage préfère que nous ne donnions pas son nom : le jeune Sénégalais attend d’obtenir un titre de séjour en France. Un autre rêve. Ce demandeur d’asile a commencé le rugby début octobre à Bègles (Gironde), quelques jours après son arrivée dans le pays.

article d’Adrien Pécout poublié sue le site du Monde, le 26 12 2018

« Si on me demande ce que représente notre équipe, je réponds : la société française »

Son entourage, c’est l’équipe d’Ovale citoyen. Pas un club à proprement parler. Plutôt une association tournée vers l’intégration « des exclus de la société », pour reprendre l’expression du coprésident, Jean-François Puech. Une famille recomposée où se retrouvent, chaque lundi soir depuis la fin août, une soixantaine de joueurs. Des migrants en majorité, mais aussi des sans-domicile-fixe, des sortants de prisons, des étudiants. Beaucoup d’hommes, quelques femmes. « A l’entraînement, il y a aussi un transgenre : il arrive en mec, elle repart en femme, ajoute Christian Iacini, l’autre coprésident, infirmier anesthésiste de profession. Si on me demande ce que représente notre équipe, je réponds : la société française. » « Jeff » Puech, consultant en service client, doit en partie le projet à son fils, étudiant en sociologie : « Cette année il m’a amené dans des squats pour que je voie ce qu’il s’y passe, pour que je voie les migrants ou les SDF qui s’ennuient toute la journée. »

Omar a reçu Le Monde dans un squat de la rue Causserouge, entre le lycée Montaigne et la place de la Victoire, en plein centre de Bordeaux. Sur la boîte aux lettres, une inscription en lettres rouges abolit les frontières : « No borders ». Si le jeune homme vit aujourd’hui dans un autre squat de la ville, il a passé du temps au premier étage du bâtiment. Un « bonjour » à un habitant. Un autre à un bénévole du Squid (« calamar », en anglais), le nom du collectif pour le droit au logement qui a aménagé ces locaux autrefois destinés à des ateliers municipaux d’informatique.

« Dans le squat, quand on parle entre nous, la plupart des sujets concernent les problèmes de papiers, les démarches à faire pour en obtenir. Parfois, les conversations durent toute la nuit, alors pour dormir… » Une vie de promiscuité, d’entraide aussi : « Quand il me manque quelque chose pour manger, je peux demander à d’autres. Ou l’inverse. »

UN ESSAI DANS UN CLUB PRO

Mardi 4 décembre, Omar a vécu un grand jour : il a effectué un entraînement avec l’équipe Espoirs d’un club professionnel, l’Union Bordeaux Bègles. Cette chance, « géniale », s’explique d’abord par le voisinage du club avec Ovale citoyen : les deux structures se partagent la même pelouse synthétique, qui dépend de la mairie béglaise. Elle s’explique aussi, et surtout, par le potentiel du gaillard, qui pratiquait la lutte au Sénégal : « Si je peux me permettre, il pourrait faire un bon pilier droit, s’amuse Jean-François Puech, qui jouait lui-même à ce poste, pour le plaisir. Dès qu’on l’a vu sur le terrain, il avait un truc. Toutes les attitudes nécessaires, le rugby dans le sang. Par réflexe, il courait avec le ballon dans la main opposée. Quand il a pris un intervalle, on a tous été surpris. Moi qui n’ai jamais pris d’intervalle… »

Début 2019, « Jeff » compte sur des relations au Stade toulousain pour obtenir un autre essai. « Sinon, Omar pourrait peut-être jouer avec des clubs de Fédérale. » Soit entre la troisième et la cinquième division nationale, au niveau amateur. « Sans toucher un salaire », précise le fondateur d’Ovale citoyen, qui rappelle l’importance pour le jeune homme de poursuivre un autre projet que celui du rugby. « Une formation de moniteur de sport », envisage l’intéressé.

En attendant, Omar, grand bonnet sur la tête, qui maintient sa condition physique avec des haltères, continue de se familiariser avec ce sport dont il avait entendu parler dans son pays natal. « Même tout seul, sur YouTube, j’essaie maintenant d’apprendre les règles. Celles pour les mêlées, pour les touches. Pour l’instant je crois que mon meilleur ami en France, ça reste mon téléphone ! Il m’enseigne beaucoup de choses, je peux regarder des vidéos, écouter du rap sénégalais, rester en contact sur WhatsApp. »

CONFIANCE ET PRISE D’INITIATIVE

Le migrant a conservé peu de liens avec sa famille en Afrique. Mère décédée, père absent, raconte-t-il. Comme ses coéquipiers d’Ovale citoyen, lui aussi joue pour oublier.« Sur un terrain, je ressens beaucoup de choses, je me sens bien, ça me divertit. J’oublie les problèmes dans ma vie. Beaucoup de problèmes. » Son trajet l’a conduit en France, via la Mauritanie, le Maroc et l’Espagne. Pourquoi la France ? « C’est elle qui nous a colonisés. » Le jeune homme a risqué sa vie au mois de juin, lors d’une traversée nocturne de la Méditerranée depuis le port de Tanger. « Quand on part, on sait qu’on prend un risque. Il y a trois possibilités : on peut rester dans la mer [mourir],on peut retourner [au Maroc] ou on peut entrer [en Europe]. »

« Quand les mecs arrivent au squat, ils sont très abîmés. Ils ont un temps de digestion par rapport à tout ce qu’ils ont vécu pour venir ici »

Omar se souvient du bateau. Un petit pneumatique qu’il a fallu gonfler à la hâte. A l’inverse des autres passagers (« une dizaine », se souvient-il), les passeurs l’ont laissé monter sans lui soutirer d’argent. Mais avec un autre prix à payer : ramer, ramer, ramer, toujours plus. « Moi, je faisais partie des capitaines, j’avais une pagaie en bois. Les passeurs nous ont juste donné le bateau, ils nous disaient : “L’Espagne, c’est tout près”. Mais ils ne savaient rien du tout. On a passé une nuit au milieu de la mer. » Le Sénégalais connaît les flots et leurs dangers pour avoir grandi juste à côté. A Guéréo, sur le littoral atlantique, il travaillait à la fois comme carreleur et pécheur.

Juliette a les yeux embués. « Quand les mecs arrivent au squat, ils sont très abîmés. Souvent apathiques, abattus. Ils ont un temps de digestion par rapport à tout ce qu’ils ont vécu pour venir ici », raconte la militante du Squid, ancienne journaliste. « Pour beaucoup, le rugby leur a redonné confiance en eux, envie d’aller de l’avant, de prendredes initiatives. » Malgré les désillusions. « Quand on va voir des agences d’intérim à Bordeaux, elles nous disent qu’il y a du travail dans la viticulture ou l’hôtellerie. Mais les entreprises ont peur des démarches pour embaucher des migrants, regrette Christian Iacini. Alors que ces personnes peuvent trouver un boulot en France, avoir une existence en France, nous aider. » Sur un terrain de rugby comme ailleurs.

Activité. L’association Ovale Citoyen accueille gratuitement des migrants et des jeunes en difficulté. Elle dispose d’un terrain prêté par la municipalité de Bègles. Le 12 décembre, elle y a disputé son premier match face à l’amicale des anciens joueurs de l’Union Bordeaux Bègles. Score final : égalité, un essai partout.

Structure. L’association repose sur une vingtaine de bénévoles, qui animent l’activité rugby, donnent des cours de français, assurent une permanence administrative et même des séances de coiffure. A l’avenir, du soutien psychologique est prévu.

Développement. Le projet devrait connaître des déclinaisons dans plusieurs régions en 2019, avec l’appui d’autres clubs du championnat de France : à Pau, mais aussi en région parisienne, qu’il s’agisse du Racing ou du Stade français.

lien complémentaire : en football aussi, en région rouennaise