Si elle juge légitime l’émotion déclenchée par le meurtre raciste de George Floyd aux États-Unis, l’essayiste Abnousse Shalmani réfute toute comparaison avec la situation française.
propos recueillis par Alexandre Devecchio publiés sur le site lefigaro.fr le 12 06 2020
Des militants appartenant à la nébuleuse «décoloniale» s’emparent du meurtre raciste de George Floyd pour fustiger la police française. La situation en France est-elle comparable à la situation américaine ?
Abnousse SHALMANI. – Le meurtre de George Floyd a soulevé une vaste, juste et inédite indignation. Nous pouvons nous réjouir de constater que le racisme ne passe plus – et ce partout dans le monde – tout en refusant d’importer la question raciale américaine sur le sol français, où nous n’avons ni la même histoire ni la même culture. L’utilisation systématique de la force, l’état d’esprit paramilitaire, la crainte d’être confronté à un citoyen armé et la relative impunité des policiers, renforcée depuis le 11 septembre 2001, font des forces de l’ordre américaines une institution qui fait davantage la guerre aux citoyens qu’elle ne les protège.
D’autre part, les Américains se sont déchirés et se déchirent encore sur la question raciale, qui leur a coûté une guerre civile, longue et traumatisante. Rappelons-nous que jusqu’à la fin des années 1960, la ségrégation était la norme et les mariages interraciaux prohibés. Rappelons-nous Joséphine Baker ou James Baldwin, réfugiés en France pour vivre librement, fréquenter qui ils voulaient, entrer dans tous les cafés, les musées et les salles de spectacles. Ils ont aussi subi le racisme, mais jamais une porte ne leur a été fermée parce qu’ils étaient noirs. Rappelons-nous que Joséphine Baker était une remarquable résistante qui s’est battue pour la France, tout en défilant aux côtés de Martin Luther King, et en refusant de se produire à Miami où la ségrégation sévissait encore – au contraire de la France.
Y a-t-il un «racisme systémique» en France?
Abnousse SHALMANI.- Nous ne pouvons pas parler de «racisme systémique», car ce serait insulter la mémoire de tous ceux nés ailleurs qui ont fait la France. En politique, Hégésippe Jean Légitimus, premier, et plus jeune, député noir de France en 1898, mais aussi les Senghor, Houphouët-Boigny, Gaston Monnerville, Sékou Touré ou Kofi Yamgnane – pour ne citer que les plus historiques -, sans oublier Rama Yade, Harlem Désir, Rachida Dati, Christiane Taubira jusqu’à la porte-parole du gouvernement actuel Sibeth Ndiaye, sont des figures publiques et légitimes. Dans les arts, nous pouvons dire que l’art moderne, qui fait légitimement la fierté de la France, est un art métèque. Les Picasso, Soutine, Modigliani, Chagall, etc., venaient d’ailleurs. Tout comme les écrivains Joseph Kessel, Apollinaire ou encore René Maran (prix Goncourt 1921), qui font partie intégrante de la culture française. Je me souviens encore du Discours sur le colonialisme et du sublime Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire qui étaient au programme lorsque j’ai passé le bac en 1995.
-Mark Lilla, professeur à l’université Columbia, dénonce la dérive identitaire de la gauche américaine, en particulier sur les campus. Suivons-nous le même chemin ?
–Je souscris à la théorie de Mark Lilla, qui dénonce le glissement de la gauche américaine de la dénonciation des inégalités au discours identitaire, qui réduit chaque être humain à son sexe, sa race, sa religion, sans espoir de ne jamais y échapper. L’une des raisons pour lesquelles les démocrates ont perdu les élections de 2016 tient à ce que Hillary Clinton ne se soit jamais adressée aux Américains dans leur ensemble, mais aux seules minorités. Joe Biden emprunte la même voie quand il clame qu’un Noir ne peut pas voter pour Trump (ils étaient 8 % à le faire en 2016). Cette dérive identitaire est à l’opposé de l’universalisme. Je sais que l’universalisme semble démodé face à la déferlante de la novlangue qui, sous couvert de nouveaux concepts, ne fait que remettre au goût du jour la fatalité de la naissance, autrement dit une théorie antérieure à la Révolution française!
Une image m’a particulièrement glacée lors de la manifestation de soutien à Adama Traoré: un policier français noir se fait harceler par la foule qui lui crie hargneusement: «Vendu! T’as pas honte?» Reprocher à un homme noir d’être un policier équivaut exactement à interdire à un homme noir l’accès à la députation, à un bar ou à un mariage mixte sous prétexte de sa couleur. C’est immonde. Si nous ne nous dressons pas, immédiatement et fermement, face à cette injonction au déterminisme racial, nous allons perdre la plus belle des idées née en France: la possibilité de l’émancipation.
-Une certaine sémantique s’impose dans le débat public. On parle désormais de «mâle blanc», mais aussi de «racisés», de «blanchité» ou encore de «privilèges blancs». Est-ce la banalisation du discours des Indigènes de la République ?
–Imaginez qu’il m’est arrivé d’être décrite comme une «fausse Blanche» parce que née en Iran ! C’est terrifiant ! Je suis née à la fin des années 1970, j’ai été élevée par des parents nés après-guerre, qui m’ont répété, dès l’enfance, qu’un salaud était un salaud quels que soient sa couleur, son sexe, son origine sociale, sa religion, que le racisme et l’antisémitisme étaient la négation de l’humanisme. Je refuse avec la même force le néoféminisme et le repli identitaire qui m’assimilent à un groupe fermé et inamovible. Je suis ce que je choisis d’être. Femme et métèque, ce que j’entends dans ces discours indigénistes, c’est mon infantilisation. Ce qui résonne dans ce discours, c’est la prison de la victimisation et l’essentialisation. Sous-entendre que tout Blanc est mauvais – en témoigne le déboulonnage récent des statues de Victor Schoelcher, père de l’abolition de l’esclavage, en Martinique – et que tout Noir est victime, c’est réduire tous les hommes. Cette confusion ne rend pas compte de la réalité: tous les habitants de banlieue ne sont pas des voyous, tous les Noirs ne sont pas dealers, tous les Blancs ne sont pas riches et racistes. Combattre le racisme en usant d’un vocabulaire raciste n’est pas de l’antiracisme, mais le renouveau de la ségrégation.
-Certes, la France est fondée sur un modèle républicain universaliste qui ne reconnaît pas la couleur de peau. Mais est-il faux de dire que les «minorités» souffrent davantage de racisme que la majorité blanche ?
–Le racisme existe en France, il existe aussi dans la police. Mais la police française, si elle doit impérativement se réformer – dans sa technique de maintien de l’ordre comme dans sa confrontation quotidienne avec les citoyens -, ne vise pas exclusivement les Arabes et les Noirs. Le contrôle au faciès empoisonne les relations entre les Français issus de l’immigration et la police. De la même manière, l’accès à l’emploi et au logement doit faire l’objet d’un contrôle accru pour éviter l’accumulation de ressentiments légitimes. Il nous reste beaucoup à faire pour endiguer le racisme, mais le séparatisme ne nous sera d’aucune utilité, puisqu’il n’est qu’un racisme inversé.
-La romancière Virginie Despentes a publié une «Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème…». Que cela vous inspire-t-il ?
–Le texte de Virginie Despentes nous décrit une ségrégation qui n’a jamais existé en France et semble oublier qu’il existe des médecins, des avocats, des chefs d’entreprise issus des minorités. C’est insultant. Qu’il n’existe pas en France de racisme d’État ne signifie pas qu’il n’y a pas de racisme. Je considère que le problème des minorités en France est davantage d’ordre social que racial. Que la frontière vient des castes davantage que des races, qu’il est plus ardu pour un gamin pauvre, quelles que soient sa couleur et son ethnie, de réussir que pour un fils de bourgeois, que les codes sont figés et qu’il nous faut renouveler rapidement les élites avant de nous ankyloser à force de recycler le passé. L’ascenseur social est en panne, qui ralentit l’accès des non-bourgeois aux postes de pouvoir, et pérennise un système de castes qui se joue dès la maternelle. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une réforme de l’éducation, mais aussi d’un nouveau contrat social qui assure à chaque citoyen l’accès au savoir et à la liberté de choisir son destin.
-Votre dernier livre s’intitule «Éloge du métèque». Qu’entendez-vous par ce terme ? D’une certaine manière, diriez-vous que les «décoloniaux» sont des «antimétèques» ?
–Je définis le métèque comme une liberté qui flotte. Un métèque est en rupture: avec son pays d’origine, mais aussi avec sa communauté reconstituée dans le pays d’adoption. Il est donc un anticommunautariste. Autonome et solitaire, son statut est fragile: il est en équilibre entre les facilités confortables de l’origine glorifiée et l’assimilation sans mémoire. Il est aussi l’œil extérieur indispensable à son pays d’adoption: il remarque ce qui est invisible aux yeux de ceux qui vivent là où ils sont nés. Le haussement d’épaules est son geste, le rire sa politesse, l’ironie son humour, la poésie son langage, le désir son moteur, la chaire son chant et l’Amour son sacerdoce. Le métèque est une figure consolante qui peut apaiser les tensions identitaires et célébrer un métissage joyeux qui ne peut que revivifier la pensée et la culture. Le cosmopolitisme est une richesse commune là où le multiculturalisme est un poison séparatiste.
-Lorsque vous avez fui le khomeynisme après la révolution iranienne, la France représentait pour vous l’universalisme et la liberté. Est-ce toujours le cas ?
–Je suis tombée amoureuse de la langue et de la littérature françaises. J’ai appris les gammes de la liberté dans les pages de Hugo, Zola, Balzac, etc., je me suis approprié la culture française avec gourmandise. J’insiste sur l’appropriation que j’oppose à l’assimilation ou l’intégration: s’approprier une culture est une démarche active, s’intégrer sous-entend une passivité qui ne rend pas justice à l’excitation de se plonger dans une nouvelle culture. Rajoutons à cela que j’ai été forcée de porter le voile à Téhéran, et que mon exil m’a libérée, en libérant mon corps de femme. La France m’a donné une langue, je lui ai offert des livres ; elle m’a donné la liberté, je me battrai pour la préserver. Il ne faut pas prendre peur devant la crise identitaire, la culture française est assez riche pour répondre aux séparatistes de la race, elle est assez solide pour résister à la déferlante antiraciste qui n’est qu’un racisme déguisé en humanisme. Alors, oui, je crois encore aux vertus de la France universaliste. Sans elle, je ne serais pas celle que j’ai choisi d’être… en toute liberté.