Ancré dans le réel, le documentaire produit par l’équipe de « Bref. » raconte l’itinéraire de jeunes banlieusards préparant le concours de meilleur orateur du 93. Puissant.
Penser et raconter la banlieue ? Une gageure ! Depuis La Haine de Mathieu Kassovitz, horizon insurpassé et certainement indépassable de la chronique banlieusarde, nombreux sont les artistes qui se sont essayés à raconter la vie en périphérie. Dernier exemple en date, Le Grand Paris d’Aurélien Bellanger, un roman puissant et moderne dont nous vous parlions ici. Si la fiction donne certaines clés pour comprendre l’au-delà du périphérique, le film documentaire demeure le moyen par excellence pour appréhender la vie «des quartiers», de ceux qui les peuplent et des aspirations de ces derniers. A voix haute vient confirmer cette tendance. Ayant déjà bénéficié d’une diffusion remarquée sur France 2, le documentaire, désormais projeté en salles, constitue un modèle du genre. Diablement efficace – tant au niveau de sa réalisation volontairement dépourvue d’artifice que de son propos centré sur l’humain d’abord –, A voix haute frappe en mettant la caméra là où l’on rechigne habituellement à poser le regard… Y est dressé le portrait d’une jeunesse diverse et motivée, loin du sempiternel poncif de la «caillera» souvent servi. Ici, ni mythologie du ghetto, ni visages de l’anti-France comme on en reçoit à longueur de JT. Stéphane de Freitas et Ladj Ly, les deux réalisateurs du documentaire, préfèrent dévoiler un pan méconnu de la Seine-Saint-Denis. Durant plusieurs semaines, caméra au poing, ils ont suivi un groupe d’étudiants en lice pour le concours du «meilleur orateur du 93». Initié par l’association Eloquentia créée il y a cinq ans, ce concours de plaidoirie unique en son genre emprunte autant à l’art oratoire qu’à la dramaturgie théâtrale voire à la technique du stand-up. Le résultat est aussi bluffant que touchant. Au fil des minutes, des personnalités se révèlent et le regard change. On se laisse volontiers emporter par le destin de cette bande de jeunes apprenant à maîtriser son souffle, son potentiel et sa voix. Tout cela est beau à voir et rassurant. Mais rien de naïf pour autant ! Le grand mérite d’A voix haute réside dans sa propension à présenter la réalité sans fard. Certains «personnages» du documentaire sont attachants, à l’instar de cette jeune fille voilée d’origine syrienne, grande admiratrice de Victor Hugo, de cette autre comédienne aux rêves de théâtreuse, ou encore de ce colosse à première vue indéboulonnable qui a passé plusieurs mois dans la rue… D’autres sont anecdotiques, moins attachants, comme otages de cet esprit «banlieue» et de cette absence de codes dont on peut mettre une vie à se défaire… Qu’importe ! Freitas, Ly et leurs producteurs, Anna et Harry Tordjman, ne sont pas là pour raconter une belle histoire. C’est ici le réel dans toute sa vérité qui se joue. Ce réel parfois si romanesque que d’aucuns s’échinent à mettre en scène depuis vingt ans.
A force d’entrainement, de travaux d’écriture et de répétitions, les banlieusards s’éveillent à l’éloquence. Certains sont doués, d’autres besogneux. Des profils se détachent. On aimerait en revoir quelques-uns sur scène ou à l’écran, tel le touchant Eddy Moniot, capable de parcourir vingt kilomètres à pied jusqu’à la gare RER la plus proche pour se rendre à la fac. Mais au-delà de cette troupe oscillant entre sublime et pathétique, c’est la banlieue qui fait surtout office de personnage principal. Une banlieue s’émancipant des clichés, plaidant sa cause et trouvant dans le singulier de sa dénomination une essentialisation abusive. Plutôt que de parler de LA banlieue comme d’un territoire interlope, situé à mi-chemin entre le cœur de la ville et la campagne, on devrait parler DES banlieues comme d’une multitude de territoires aux réalités bien différentes. Reste une leçon qui est celle du documentaire. En Seine-Saint-Denis, on s’y côtoie et l’on se frôle. Il est urgent d’y investir des moyens mais surtout de l’humain. Car dès qu’on leur tend la main, ces jeunes-là se révèlent. Souvent, ces derniers ne se connaissent que partiellement. Mal orientés, désabusés, jamais aiguillés sur le chemin de la réussite, ils sont autant de terrains vierges que la République tarde cruellement à conquérir. Dans les colonnes des Inrockuptibles, à propos du documentaire, Serge Kaganski écrit : «Ce film devrait être projeté de force aux électeurs du FN et à leur envers en miroir, les islamistes, et remboursé par la Sécu : voilà un médicament puissant contre la maladie des préjugés et du repli identitaire.» Kaganski ne se trompe pas. A voix haute est une œuvre éminemment politique, criante de vérité, commandant l’entraide et l’investissement bienveillant. Un documentaire à voir d’urgence, pour comprendre notre jeunesse et ses aspirations.