Des retraites minimes et un problème d’accès aux droits
Les chibanis qui fréquentent l’association ont tous souffert au travail. Les carrières dont ils témoignent sont harassantes et ingrates. Dès l’ouverture du café, Laura se rend compte que ce qu’elle a pu observer toute jeune dans les foyers cache une réalité alarmante. « La situation est effrayante. Le niveau de retraite de certains d’entre eux, qui dépassent à peine les 500 euros, est préoccupant. D’autres sont en situation de handicap, et ne connaissent pas leur droit à un accompagnement plus adapté. »
Une méconnaissance des droits qui trouve son origine, selon elle, dans le langage. « Leur obstacle majeur, c’est la barrière de la langue et le contact avec les caisses de retraite. Ils sont si peu accompagnés qu’ils se contentent d’une retraite qui n’en est pas une. Ici, on les aide pour les démarches. » Un état de fait qu’elle a pu chiffrer : au Café Social, 45 % des dossiers d’accompagnement traités concernent la difficulté d’accès à la retraite, avec la problématique sous-jacente de la communication avec les institutions.
« Ils ont bousillé leur santé au travail ! »
Salah Kemkem, un ancien des mines du bassin houiller de Moselle, fait partie des rares à être satisfait de sa retraite. Et pour cause, son excellent français parlé, sa verve et son passé de syndicaliste lui ont fourni les armes pour parcourir les méandres des caisses de retraite et mobiliser tous ses droits. « Moi, je vis bien ma retraite, j’ai fait une partie de ma scolarité en France, alors j’arrive à m’exprimer. Mais les autres chibanis, ils sont pour la plupart analphabètes. Ils ne connaissent pas leurs droits. »
Quand il évoque le sort de ses camarades qui ne maîtrisent pas la langue aussi bien que lui, la fougue des luttes passées se ravive en lui. Pour appeler à plus de considération envers ses camarades, l’ancien mineur convoque avec colère la grande Histoire. « Ils ont bousillé leur santé au travail. Leurs parents, leur grands-parents, ils sont 14 000 à Douaumont*, morts lors de la Première Guerre Mondiale. Ils ont œuvré au progrès social et technique. Ils ont occupé les emplois les plus pénibles et ils ne sont pas reconnus. Moi, je ne l’admets pas ».
Autour de lui, tous confirment, avec sur le visage les traces d’un passé éreintant. Hocine, Mostafa, Ahmed et Allaoua ont été respectivement maçon, menuisier, ouvriers en métallurgie chez Citroën. Des carrières qui ont en commun la pénibilité et la précarité à laquelle elles ont abouti.
Faire face aux violences institutionnelles
Mohand Chera est dans le même cas. Béret noir vissé sur la tête, l’aîné égrène la longue liste de métiers qu’il a effectué durant sa carrière en France. « Aide cuisiner dans les cafétérias, employé dans l’habillement, dans la vannerie, découpeur de patrons dans le textile… J’ai conduit des Fenwick (chariot-élévateur), j’ai greffé des roses à la pépinière. J’ai été conducteur de chaudières à la Préfecture de Paris, peintre en bâtiment, coiffeur… J’ai tout connu. »
À 82 ans, il garde un regard vif sur ses années de labeur, malgré la maladie qui a jalonné son parcours. Et qui l’a amené à rentrer en Algérie après 17 ans de travail, brisé par la solitude et la dépression. À son retour en France, l’accueil est glacial. « La dame de la préfecture était étonnée, elle m’a dit : “Vous êtes parti tant d’années et vous revenez pour toucher vos droits ?” » Le ton de l’employée administrative l’offusque, mais il ne se braque pas. « Je lui ai expliqué que j’avais travaillé en France et que j’avais été très malade. Mais maintenant mes enfants et petits-enfants sont citoyens français. Alors moi aussi je dois être là, et je resterais jusqu’au dernier souffle. »
Il y en a un qui m’a dit que si je n’étais pas content, je n’avais qu’à retourner en Algérie
Tous ont eu leur lot d’expériences négatives avec des agents administratifs peu amènes. Salah Kemkem se souvient d’une anecdote où le racisme d’un employé l’avait fait sortir de ses gonds. « Il y en a un qui m’a dit que si je n’étais pas content, je n’avais qu’à retourner en Algérie. Je lui ai répondu qu’il fallait d’abord rendre à l’Afrique tout ce qu’on lui avait volé, et ensuite je rentrerais ! Il ne savait plus quoi dire. »
« Comme un soldat sur le front, mais sans armes »
« Les chibanis ne votent pas, donc ils ne les intéressent pas. » Cela explique, selon Laura Tared, le désintérêt des pouvoirs publics pour la question de la retraite des travailleurs immigrés. Une désaffection à laquelle elle répond, avec Monique et Jean-Luc, ses collaborateurs, avec une persévérance acharnée. Et de l’amour, aussi. Un sentiment primordial, car beaucoup de chibanis, dans une souffrance muette, se replient sur eux-mêmes et arrivent au Café Social presque en s’excusant. « Certains d’entre eux qui viennent ici et, ne maîtrisant pas le français, sont parfois un peu en retrait. Ils ont l’impression que leurs droits sont des privilèges qu’ils demandent. Alors que pas du tout, ce sont bien leurs droits », raconte Marc-Kamal Moumen, lui aussi bénévole au Café Social.
Le parcours de Mohand Chera illustre parfaitement la vulnérabilité de certains chibanis. Et explique les causes historiques à ses propres lacunes en langue écrite. « Je suis né pendant la seconde guerre mondiale. À l’âge d’être scolarisé, les écoles étaient fermées en Algérie à cause des événements, alors je suis illettré. Quelqu’un d’illettré, il est sans défense. C’est comme un soldat sur le front, mais sans armes. »
Une reconnaissance qui peine à se traduire dans les faits
Pourtant, des solutions à la précarité des travailleurs immigrés à la retraite sont envisageables. Pour Laura Tared, des efforts doivent être faits sur les subventions accordées aux associations comme la sienne. Pour permettre un suivi optimal des personnes âgées en situation de grande précarité. « Il faudrait nous permettre de survivre, afin d’assurer un accompagnement et des activités dignes des chibanis, et des personnes âgées isolées en général. »
Le statut administratif des chibanis pourrait être, lui aussi, amélioré. Des conditions de résidence plus souples offriraient à ces retraités, souvent éloignés de leur famille après une dure vie de labeur, l’opportunité de se rapprocher des leurs. « Je suis ahurie qu’aucun député ne propose la mise en place d’une carte de résident plus adaptée à la situation des chibanis. Ils sont assurés sociaux ici, et ils n’ont pas un accès plein aux soins quand ils sont au pays. Ils sont obligés de revenir pour maintenir leurs droits et se soigner. » Un dilemme qui oppose la libre mobilité aux droits sociaux. La liberté ou la santé.
Je ne pensais pas qu’ils faisaient face à autant de difficultés
Affairée à servir le café à deux chibanis venus s’abriter du froid messin, Melynda, la jeune service civique, les réchauffe avec un sourire, et de l’attention. « Je ne pensais pas qu’ils faisaient face à autant de difficultés. La barrière de la langue, c’est très compliqué pour eux », confie-t-elle. Ces petits vieux qui fréquentent le café sont devenus des proches. Elle qui n’a pas eu l’occasion de créer des liens avec ses grands-parents, se rattrape avec les adhérents de l’association.
« Je discute avec eux, je les aide administrativement, on fait des jeux de société ensemble. Ils font partie de ma famille, maintenant. » Une famille pour laquelle elle ressent un attachement fort, désormais. À tel point qu’une fois son service civique fini, elle continuera de fréquenter le café, en bénévole. « Une fois que les gens sont âgés, on a tendance à ne plus s’occuper d’eux. Pourtant, ils n’ont pas forcément besoin de grand-chose. Ils ont juste besoin qu’on les écoute. »
Ramdan Bezine
*Ossuaire regroupant les dépouilles des morts de la bataille de Verdun en 1917, situé dans la Meuse.