Pap Ndiaye : « Il y a bel et bien une vague de port de tenues pouvant être considérées comme religieuses »

A quelques jours des deux ans de la mort de Samuel Paty, ce professeur d’histoire assassiné par un terroriste islamiste après un cours sur la liberté d’expression, le 16 octobre 2020, Le Monde a rencontré le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye. Soulignant l’importance de ce traumatisme pour la communauté éducative, il développe sa conception de la laïcité, sa stratégie pour lutter contre les tentations communautaires et pour restaurer la place symbolique de l’enseignant dans la société.
Propos recueillis par Sylvie Lecherbonnier, Eléa Pommiers, Claire Gatinois et Violaine Morin publiés sur le site lemonde.fr, le 13 10 2022

Nous allons commémorer, le 16 octobre, les deux ans de l’assassinat de Samuel Paty. De quoi est-il devenu le symbole ?

Pap NDiaye : Son assassinat par un terroriste islamiste a été un choc immense et, deux ans après, il se fait encore sentir. C’est un traumatisme extrêmement puissant. Moi qui suis professeur d’histoire, je le ressens encore. Samuel Paty incarne l’acte d’enseigner, le devoir de transmettre indépendamment des pressions, y compris religieuses. C’est pour cela que sa mort a été aussi traumatisante, outre ses circonstances horribles : l’assassin s’est attaqué à l’école dans son essence même. Un hommage lui sera rendu dans chaque établissement vendredi ou lundi. Nous demandons à tous les établissements de le faire.

Cette commémoration intervient à un moment où les atteintes à la laïcité sont en hausse dans les établissements scolaires. Quels sont les derniers chiffres compilés par les académies ?

 En septembre [pour la première fois, ces chiffres sont publiés mensuellement], on recense 313 faits d’atteinte aux principes de laïcité. Au dernier trimestre de l’année précédente, d’avril à juillet, 909 faits avaient été remontés, contre 635 entre décembre et mars. Le mois de septembre confirme cette augmentation des faits d’atteinte au principe de laïcité ; 51 % de ces faits ont lieu dans des lycées. Auparavant, les collèges étaient les plus concernés. La majorité de ces signalements, 54 %, concernent le port de signes et tenues religieux. Les chiffres de septembre confirment ce que l’on observe depuis un an, à savoir une montée des signalements pour des questions de tenue. En revanche, les signalements pour refus de participer à une activité ou contestation d’enseignement sont plus faibles, autour de 7 % chacun.

Comment interprétez-vous ces chiffres ? Sont-ils plus élevés parce que les remontées sont plus systématiques ?

En effet, nous demandons qu’il n’y ait pas de censure à ce sujet. Mais il y a bel et bien une vague de port de tenues pouvant être considérées comme religieuses, notamment les abayas, les qamis et les bandanas. Depuis quelques mois, nous avons pris connaissance d’un phénomène de coordination et d’agitation d’une partie de notre jeunesse sur les réseaux sociaux.

Lorsque les équipes dialoguent avec les jeunes en question, elles repèrent des éléments de langage identiques à ceux que l’on trouve sur les réseaux sociaux. Nous estimons que ces derniers ont une responsabilité forte, avec les conseils que certains influenceurs malintentionnés peuvent donner aux adolescents pour déjouer la loi.

Les chefs d’établissement réclament des consignes claires sur les tenues litigieuses. Faut-il revoir la loi de 2004, qui interdit le port de signes religieux dans les établissements scolaires, pour la préciser ?

La loi est parfaitement claire. Elle est précisée par le vade-mecum de la laïcité, qui accompagne les chefs d’établissement lorsque les professeurs et les chefs d’établissement ont des difficultés. Ils peuvent aussi se tourner vers les cellules « Valeurs de la République » qui existent dans chaque rectorat. Il y a des signes religieux qui le sont par nature : un voile, une kippa ou une grosse croix. Voilà qui ne prête pas à débat. Et puis, il y a les signes religieux « par destination », qui peuvent le devenir par une intention que leur prête leur auteur.

Un bandana n’est pas un signe religieux en lui-même, mais il peut le devenir. Nous ne pouvons pas publier un catalogue de tous les vêtements qui pourraient être religieux. C’est pourquoi les chefs d’établissement doivent regarder précisément les signes ostensibles. Est-ce que la jeune fille qui porte telle ou telle robe la met régulièrement ? Est-ce qu’elle refuse de changer de tenue, est-ce que cela s’accompagne d’autres signaux ? Voilà des éléments qui peuvent laisser à penser qu’il s’agit bien d’un signe religieux amenant à du prosélytisme. Il convient d’agir avec fermeté et discernement. Je tiens à m’adresser aux chefs d’établissement et aux professeurs afin de réaffirmer le soutien total de toute l’institution.

« La République est plus forte que TikTok ». Pap NDiaye

Comment protéger les adolescents de ces « influenceurs », qui les poussent à contourner autant que possible la loi de 2004 ?

Nous ne sommes pas naïfs vis-à-vis de ces influenceurs, qui ne veulent pas de bien aux élèves, à l’école et à la République. Nous allons faire ce qu’il faut pour limiter autant que possible l’influence néfaste de ces agitateurs islamistes. Nous travaillons avec le ministère de l’intérieur sur ce point. La République est plus forte que TikTok.

« Il faut faire de la pédagogie et défendre une laïcité positive, et non synonyme de contrainte ou d’interdiction. » Pap NDiaye

Pour certains élèves, la laïcité représente avant tout un ensemble d’interdictions. Pensez-vous qu’il existe une rupture générationnelle sur ce point ?

La laïcité n’est pas une chasse aux sorcières. C’est une liberté, de croire ou de ne pas croire, c’est un principe de neutralité qui s’applique au service public, et il faut la voir d’abord sous ce régime. Il faut faire de la pédagogie et défendre une laïcité positive, et non synonyme de contrainte ou d’interdiction. La loi de 2004 définit un espace, celui de l’école, où le savoir et la transmission sont garantis, sans interférence, pour le bien-être des élèves. Mais je conçois que, dans une partie de la jeunesse, cela puisse apparaître différemment. Raison de plus pour faire de la pédagogie et dialoguer.

Mais la société aussi évolue là-dessus, et la classe politique elle-même se divise sur le sujet…

Depuis le début du XXᵉ siècle, la laïcité fait l’objet de débats vifs. Au niveau politique, ce n’est pas nouveau. En revanche, des courants religieux traversent aujourd’hui la société et sont devenus plus visibles, plus identitaires qu’avant. Les réseaux sociaux, qui n’existaient pas de la même manière il y a une vingtaine d’années, permettent de faire circuler des mots d’ordre qui étaient plus difficiles à diffuser auparavant.

« Il y a des phénomènes communautaristes en France, c’est un fait.(..) Il ne faut pas les négliger, ni les surestimer. », Pap NDiaye

Pensez-vous qu’il faille craindre, comme certains le disent, un modèle communautariste ?

Le communautarisme, c’est quand la loi du groupe l’emporte sur la loi de la République. Il y a des phénomènes communautaristes en France, c’est un fait. Ces phénomènes sont toutefois limités à des petits groupes qui peuvent être problématiques pour le reste de la société. Il ne faut pas les négliger, ni les surestimer.

Comment les enseignants peuvent-ils être accompagnés et mieux formés pour faire face aux contestations de leurs enseignements, quand ils en rencontrent ?

Ces contestations sont aujourd’hui très minoritaires. Elles surviennent d’ailleurs sur des thématiques parfois surprenantes ! En histoire-géographie, cela peut être sur la préhistoire, ou la Révolution française. Il n’y a pas que le cours sur la Shoah qui génère des frictions en classe, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Nous devons continuer d’accompagner les professeurs. Je ne dis pas que nous sommes parfaits. Les cellules de veille en charge des valeurs de la République sont très actives et répondent à ce genre de demandes. On les a d’ailleurs renforcées dans les académies où les demandes sont les plus importantes.

Les lieux où les questions de laïcité sont les plus vives sont aussi ceux qui concentrent les difficultés sociales. Est-ce qu’il n’y aurait pas un chantier à mener sur la mixité ?

C’est fondamental, même si l’intérêt de la mixité sociale va bien au-delà des seules questions de laïcité. Il y a deux grandes voies : la première consiste à retenir les élèves des catégories sociales moyennes et supérieures en offrant des programmes d’excellence. Bien entendu, cela suscite des critiques : certains disent que c’est une forme de ségrégation interne aux collèges et aux lycées. Mais cela permet de créer de la mixité à l’échelle des établissements, donc j’y suis favorable. Il faut jouer sur toutes les possibilités : les programmes internationaux, les classes musicales de type CHAM [classe à horaires aménagés musique], les programmes d’excellence sportive, les conventions Sciences Po…

La deuxième voie consiste à brasser deux populations scolaires qui vivent séparées mais sont relativement voisines. Cela peut se faire dans les zones urbaines denses. C’est le modèle des expériences menées à Paris et à Toulouse, qui ont donné de bons résultats. Nous avons identifié un nombre important de collèges où des politiques de mixité scolaire pourraient être soumises à une concertation.

Est-ce que cette réflexion peut s’affranchir de la place et du rôle que joue l’enseignement privé, alors que les collèges privés sous contrat accueillent de plus en plus d’élèves favorisés ?

J’attends de l’enseignement privé sous contrat qu’il participe aussi de cette politique de mixité scolaire. Nous pourrions demander un peu plus. Mais je suis certain que ces établissements partagent cet objectif de mixité scolaire : certains le mettent d’ailleurs déjà en pratique.

(…)Votre arrivée au gouvernement s’est aussi traduite par un flot d’injures racistes. Vous attendiez-vous à cette violence ?

Pas à ce niveau.

Est-ce que cela pénalise votre travail ?

Auprès du monde de l’éducation, cela a eu un effet contraire à ce que ces auteurs espéraient. Lorsqu’un ministre de l’éducation qui vient d’arriver à son poste est victime de propos aussi grotesques et aussi violents, il y a un effet de solidarité de la part des enseignants et des organisations syndicales, même si nous ne sommes pas d’accord sur tout.

Etes-vous à votre place, aujourd’hui, dans le monde politique ?

Oui, parce que je suis moi-même. Je pense à cette formule d’Aimé Césaire, « l’heure de nous-mêmes a sonné ». Je suis très heureux dans mes fonctions, mais je reviendrai sans doute un jour à mon métier de professeur, que j’adore. Je voudrais que l’on puisse dire, lorsque j’aurai quitté mes fonctions, que l’école est plus juste, plus efficace, meilleure pour tous les élèves, en ajoutant : voilà un professeur qui a bien servi la République.