En 2020, la cité Gagarine, un grand ensemble emblématique de la « ceinture rouge » parisienne, a été détruite. Né de parents marocains, le réalisateur Adnane Tragha, qui y avait passé son enfance et sa jeunesse, a voulu en laisser une trace avant disparition. Son documentaire « On a grandi ensemble », en salles le 21 septembre, est un hommage vibrant à la vie d’un quartier populaire et à ses habitants.
Article par Laure Narlian publié sur le site francetvinfo.fr le 17 09 2022
Adnane Tragha, 47 ans, a grandi en face des barres HLM de Gagarine, cette cité « rouge » (mairie PCF) située à Ivry-sur-Seine, emblématique de la banlieue parisienne. Tous ses amis venaient de « Gag » et il y était comme chez lui. Mais à 28 ans, ses études terminées, il s’empresse comme beaucoup de fuir ce quartier. Impossible pourtant de rester indifférent lorsqu’il apprend, en 2019, que cet immense ensemble de briques rouges va être détruit. Tous ses souvenirs et son attachement au lieu refont surface.
Un hommage aux habitants historiques
Dans On a grandi ensemble, tourné et produit en totale indépendance, il a voulu raconter de son point de vue le quartier qu’il a connu. Son objectif : laisser une trace et rendre hommage aux habitants historiques de cet ensemble de 350 logements, inauguré dans la liesse en 1963 en présence du cosmonaute soviétique Youri Gagarine.
A l’automne 2019, alors que la cité vidée de ses habitants, murs lépreux et portes murées contre les squatteurs, attend les pelleteuses dans un silence de mort, Adnane Tragha s’empare de ce décor inespéré pour faire témoigner un par un, face caméra, une douzaine de Gagarinois et Gagarinoises. Sur des paliers ou des deux pièces désertés, ces personnes font revivre la vie du quartier mais confient aussi leurs parcours de vie.
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causent», publié sur le site marocain yabiladi.com le 30 07 2022
Au début, Gagarine changeait la vie, en bien
Il y a Michel, arrivé au tout début, à l’âge de 17 ans. « Quand j’ai vu cette montagne de briques rouges, ma vie a changé« , se souvient-il. Il y avait l’ascenseur, un radiateur dans chaque pièce, une douche et des toilettes dans l’appartement. Byzance. Cette impression de confort ne va pas durer. Les bâtiments se détériorent rapidement, le bailleur n’a pas de fonds pour l’entretien. Avec la crise industrielle, le chômage et la misère sociale s’installent, et avec eux, dans les années 80, la drogue et le sida.
Pourtant, chez les anciens de Gagarine comme Karim, Yvette, Mehdy, Daniel ou Karima, on se souvient plutôt du positif et de la solidarité. Une grande famille où les habitants, souvent d’origine immigrée, sont liés par leur appartenance à ce lieu. Gagarine marque les identités. « Je ne serais jamais cette personne sans Gagarine« , assurent plusieurs intervenants. C’est un enjeu aussi bien à l’intérieur, où il faut s’imposer pour exister, qu’à l’extérieur, où les Gagarinois sont vus comme des « sauvages » et des déclassés.
Les préjugés que l’on a sur eux, les habitants des quartiers les renvoient en boomerang sur la société. Ce n’est que loin de la cité, quand ils ont l’a chance d’en sortir, qu’ils apprennent à s’affranchir du regard des autres et à relativiser, « à ne pas juger les gens d’origine moins modeste comme des bourgeois. » De la même façon, Samira, qui a fait ses études à Harvard aux Etats-Unis, confie s’y est sentie française pour la première fois.
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« Dans la cité, c’est tolérance zéro pour l’originalité »
Un interlocuteur en particulier crève l’écran : Loïc, alias le rappeur K-Fear de La Brigade, dont le parler franc irrigue tout le film. De l’enfance, il n’a que de bons souvenirs, même s’il a fallu très tôt faire ses preuves et beaucoup de conneries pour être admis, « des trucs dangereux« . Après, ça se gâte. « A l’adolescence, je me suis senti à l’étroit à Gagarine« . Il vient alors de découvrir le hip-hop. « Ça a révolutionné ma vie. Je n’ai pas eu de père, c’est le hip-hop qui m’a élevé« , raconte-t-il.
Surprise : à Gagarine, où les deux rappeurs de PNL ont passé une partie de leur adolescence et ont tourné en 2019 au même moment qu’Adnane Tragha leur clip Deux frères, le hip-hop des débuts était mal perçu. « Le hip-hop, j’ai fait ça en catimini. Artistiquement, je n’ai pas pu m’exprimer ici« , se souvient Loïc : « dans la cité c’est tolérance zéro pour l’originalité. »
Une touche de mise en scène
L’influence du PCF est bien entendu évoquée, de façon nuancée : les efforts indéniables de la mairie communiste en faveur des jeunes avec les antennes de quartier, aussi bien que la façon dont les élus « cocos » paternalistes dissuadaient les habitants qui tentaient d’entrer en politique. Sans oublier « l’assignation à résidence » ressentie par tous les jeunes, qui, en âge de s’émanciper et rêvant d’ailleurs, se voyaient proposer invariablement un logement dans la cité près de leurs parents.
Adnane Tragha filme ces 13 étages de briques rouges et les rails du train qui longe la cité avec une certaine douceur. Sans donner dans une esthétisation hors sujet, il semble vouloir atténuer le côté déprimant et la dureté du lieu, qui paraît parfois presque lumineux, comme passé au filtre des souvenirs. Pour ressusciter l’effervescence d’un temps qui n’est plus, il ne dédaigne pas un peu de mise en scène : il reconstitue les jeux des enfants dans les cages d’escaliers, fantasme une boîte de nuit dans un hall d’immeuble, filme des nuages de fumigènes rougeoyants, offrant au documentaire une touche de mélancolie onirique. Un groupe de musiciens emmené par Manu Merlot, filmé au milieu des ruines, ponctue également le film.
Avec délicatesse et sensibilité, le réalisateur met en lumière les parcours inspirants d’habitants d’un quartier populaire, trop souvent invisibilisés. En donnant à voir ces visages et à écouter ces paroles, il remet l’humain au centre du discours. Partout en France, dans les banlieues où ce film a été montré en avant-première, les habitants s’y sont retrouvés.
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